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Vagues et tropiques : la revanche de la plume

Vagues et tropiques : la revanche de la plume
Albert Huie, The Blue Pitcher, 1968, ©CC0 Public Domain Designation

Après des semaines de silence radio, excusable par certificat médical et mot signé de mes parents, je reviens avec les bagages plein de mots. Voici donc mon corps livré pour vous, pauvres pêcheurs, avides d'encre humide et d'anecdotes plus croustillantes que les orteils d'une momie égyptienne.

1- le Cap-Vert

Une claque pour commencer et vous remettre sur les rails de l'évidente réalité des espaces humains : la pauvreté, rampante et insidieuse, est la douanière du monde. Elle se glisse partout, tout le temps, connaît tout le monde et arrête qui elle veut. Le spectacle de son emprise à Mindelo, capitale de l'île de São Vicente, me renvoie constamment et péniblement à mon impuissance. Parce que je porte sur ma peau plus claire l'étendard d'un ailleurs plus riche, le même qui fit rêver toutes ces âmes noyées dans le mépris et le froid, les gens que je croise supposent beaucoup.

Ils n'ont pas tort quand on sait que le salaire moyen ici tourne autour de 100 euros par mois. Pourtant je n'ai pas ce qu'ils veulent ou ne peut leur donner. Le peu d'argent que je possède, je le compte constamment et, dans la mesure du possible et de l'acceptable, ne m'en sers qu'en dernier recours. Cette vie, que j'ai choisis, m'oblige à la parcimonie. Alors les sollicitations qui commencent dès la sortie du port, sont dures à encaisser. J'essaye, dans l'interaction, de signifier que je n'ai pas d'argent mais du temps, des bras solides ou des histoires à troquer, mais je me rends bien compte que nos priorités sont divergentes : tant qu'il est vide, le ventre n'a qu'une idée.

Pas de photos perso du Cap-Vert, sortir l'appareil était trop inconfortable, alors merci ©Wikipédia

Et puis on finit par se faire une raison, on prétexte, on se justifie "oui mais je peux pas aider tout le monde non plus". Dans la tête, le comité d'éthique est en session extraordinaire permanente et interroge des experts venus des 4 coins de mon corps pour déterminer si oui ou non je suis un horrible jojo. Mais comme tous ses membres ont les mêmes idées que moi, ils délibèrent toujours dans le sens le plus favorable. On finit par s'y faire surtout parce que sinon, la culpabilité formée par la certitude de votre meilleure condition vous grignote l'esprit aussi rapidement que l'amant délaissé grignote des Tucs sur un banc solitaire. On élude l'élément €/$ quand quelqu'un vous en demande et on dirige la conversation vers Mindelo, la musique, Cesária Évora, le carnaval, les îles proches, la nature, la capucha. Des pores de l'échange se glissent constamment les échos de la nécessité et de la difficulté, mais le sourire, dont les capverdiens sont sûrement les inventeurs, est en permanence boulonner sous leurs museaux. Il y a ici une intensité d'exister qui puise sa source dans le contraste entre ce qui manque et ce qui subsiste. Les soupapes sont bien connues : musique, musique, musique. Vivre avec eux cette intensité est un privilège.

São Antão, île sauvage et voisine de São Vicente

Cap-Vert, là où les phrases sont chantées, là où le monde s'arrête mais jamais ne reste, là où les cris du ventre sont nourris provisoirement par la puissance des tambours qui battent en rythme des notes identiques pour conjurer l'omniprésence de la fatalité ; Cap-Vert, je te quitte mais je te garde en moi, toi et les souvenirs que tu m'as confiés, toi et mon bonheur que tu as prolongé et ,en bon aspirant marin qui confie tout au vent, j'embarque pour la suite.

2- La traversée

Aux alentours et pendant si longtemps, je ne vois que ça, des vagues qui persistent, des vagues qui résistent, des vagues qui claquent contre un bateau qui m'épuise. Alors je crache, je vocifère, j'envoie des mots qui fondent et qui n'atteignent jamais leur cible : s'énerver contre l'océan est d'une drôlerie pathétique. C'est comme engueuler la commode avec laquelle on a eu un accrochage de petit orteil.

Boire de l'eau sur l'eau : c'est rigolo

Aux alentours, et pendant trop longtemps, je cherche les signes d'un autre temps, d'une libération prochaine, je cherche la source d'autres pensées que ce bleu immonde qui teinte toutes les notes du jour et de la nuit. Ce bleu qui dirige tout, qui décide de l'allure, du sens, du flux, ce bleu tyrannique qui me fait comprendre qu'ici, je ne suis rien d'autre qu'un amas qui flotte grâce au concours ô combien précieux de ces mains qui firent cette coque. Mais même elle paraît bien fine et frêle quand les soirs, la mer en colère harcèle ses contours. Je me réveille en sueur, persuadé que le bateau se retourne ou que l'eau pénètre déjà et que bientôt, elle aura remplie ma cabine entièrement et m'aura absorbé pour alimenter sa densité et son appétit inextinguible. Elle pourra alors accueillir mon corps fait d'eau, m'éveillant à l'idée qu'aucun litre ne m'appartenait.

L'un des seuls Mahi-Mahi attrapé pendant la traversée, mais qu'il est costaud !

Dans une bulle remplie d'eau, isolé du monde qui bouge sans moi, le temps s'échappe aussi lentement qu'à la messe ou qu'en prison, et quand les heures sont longues et que mon corps ne peut que s'étaler, j'avance l'inadéquation : "Évidemment que la mer ne me sied pas, je suis un gars des montagnes moi, j'ai le sang des terriens qui coule et qui m'oblige". Mais tout ça c'est du flan. Personne ne naît dans la mer, au milieu d'un lac ou à même la marre. Tous ont du combattre, plus ou moins fortement, leur déliquescence et leur malaise pour devenir ce qu'ils n'étaient pas. Naviguer, c'est avant tout s'immerger dans l'inconfort d'un terrain neuf et contraindre sa chair jusqu'à s'en tanner une nouvelle.

Yeux toujours rivés vers l'horizon, le marin se demande souvent "j'espère qu'ils sont sûrs qu'elle est plate cette Terre, autrement on va pas rigoler longtemps"

S'il y a pourtant une chose que je retiendrais de ces eaux qui secouent quiconque les emploie, c'est que la confiance et la foi tenace dans un meilleur après forment une béquille précieuse. Même si je n'en sais jamais rien, je suis persuadé et je me persuade que ça s'arrange au final, que ça s'améliore sur le temps long. L'expérience de la souffrance éveille à ce genre de constat et quand on accumule assez de ces expériences là, un jour vient où on se retourne sur tout ce qui a passé, sur tout ce qui a changé, on remarque un enchaînement de cycles plus ou moins longs et on se rend compte qu'on est chanceux d'être là. Il s'agit alors d'en profiter et d'accueillir ces cycles comme les irrémédiables d'une vie mouvante et vivante.

Je pense que la quête du bonheur est vaine par définition parce que la quête d'un état en soi obstrue celle du tout. Je suis convaincu que celle qui compte avant tout est la quête de la connaissance du changement et ce qu'il faut faire pour s'y préparer. Je comprends ainsi que la réalisation de ces évidences passe par la confrontation constante avec la chair de l'univers, le cosmos mouvant. Bob Marley qui chante "Everything's gonna be alright" n'était pas un optimiste aveugle convaincu que la seule vérité réside dans le bonheur coûte que coûte et que les voix dissonantes ne sont que charabia, balivernes et sottises. Bob Marley s'est rendu à cet avis après confrontation avec le réel, après épisode(s), après épreuve(s), comme Gandhi, qui n'est pas né convaincu par son projet de non-violence. La voie de la sagesse : tout un programme.

Ce matin, je suis monté sur le pont supérieur pour accompagner Sean dans son activité favorite : conduire le bateau. "Conduire" me parait beaucoup dire, le volant ne servant qu'à corriger légèrement, la vieille bleue nous amenant bien où elle veut au final. Mais en regardant assez longtemps ces eaux infinies qui ne cessent de trembler, en cherchant une raison à toutes ces vagues, j'ai fini par comprendre mon aveuglément : je cherche, démesurément et raisonnablement. Tant que je cherche, je m'essoufle. S'abandonner à la sensation et à la voix de chaque chose, est le chemin le plus franc vers cette sagesse corpulente et nourrissante.

Vroume vroume

LANDHOY. D'abord Saint-Barthélemy à bâbord, puis Saint-Martin droit devant. On s'est approché d'une baie peuplée de bateaux, irrésistiblement attiré vers un cata de la même compagnie. À l'arrière, une femme qu'on appelle. Une fois quasiment derrière le bateau, on s'aperçoit que c'est Luisa qui prend sa douche. On remballe nos bonjours en rougissant devant son corps nue et puis on envoie les zygomatiques travaillés à fond, tous ensemble.

Plus tard, on nagera jusqu'à leur bateau pour les retrouvailles. Luisa et Olé sont arrivés un jour avant nous. J'ai l'impression qu'on ne fait que se quitter et se retrouver.

Luisa monochrome

Balade dans la ville. Ça me rappelle le Cap-Vert. Des blancs et des noirs, chacun d'un côté du porte-monnaie, certains boivent des pintes pendant que d'autres les remplissent. Tout est une question de couleur, alors à la naissance, faut pas se tromper dans son choix (bien que quand on est noir, le formulaire est déjà pré-rempli). Ils sont tous pareils d'un côté comme de l'autre. Les blancs marchent par grappes de 2 ou 4, ont tous un petit sac à dos, des lunettes chères visées sur le haut du crâne, des marques de brûlures aléatoirement réparties sur le corps et respectent un ordre de marche millénaire : l'homme devant, face au danger, éclaireur téméraire qui ouvre la voie ; la femme derrière, qui portent ses yeux sur les menus des bars et des restaurants pour tenter de dénicher les bons plans.

Parmi les blancs, la sous-catégorie la plus étrange et fascinante est certainement celle des vieux fourneaux et des vieilles briques. Par paquet de 12 minimum, ils arpentent les rues et s'arrêtent en moyenne 47 fois par minute pour discuter d'un papier qui dépasse d'une voiture, d'une canette parfaitement aplatie ou d'un restaurant qui ne sert pas d'huîtres n°3. 10 mètres parcourus en moyenne avant que l'un d'entre eux, souvent les mains dans le dos, s'arrête pour dire "les rues sont plus étroites qu'à Sète ici, c'est pas sérieux !", lançant un débat cacophonique sur l'utilité du béton dans les rues piétonnes, sans se rendre compte qu'ils marchent en fait sur la route. Les vieux font partis des derniers résistants de la modernité anomique et accélérée, pour qui le temps est une friandise, une conquête. Tout est prétexte à étonnement. La seule crainte qui m'habite subitement est leur nombre. À croire que l'usine à vieux du monde francophone se trouve ici.

Les noirs, eux, disposent des assiettes sur des tables qu'ils ont préalablement nettoyées, avec un chiffon bleu ou rouge, et portent des polo unis. Parfois ils répondent aux patrons qui leur demandent si leur famille va bien et ils disent, respectueux et en évitant tout contact visuel, que tout va bien.

J'aime le carnaval des mardis de Grand Case

Première nuit hors du bateau, j'ai du sable partout dans les cheveux, dans les affaires, dans mon slip et des points sur ma peau formées dans la nuit par la visite désagréable de petits vampires volants. J'ai sûrement dû dormir 4 heures, et ça doit se voir sur mon visage, mais quelle vie ! Si je devais choisir à nouveau, je l'épouserai sans hésiter, et le bruit doux des vagues qui lissent la plage sur laquelle je me réveille n'est qu'un des arguments parmi une pléiade d'autres qui renforcent ma conviction. Ça et la baignade au réveil dans l'eau à 28 degrés.

Je veux encore longtemps essuyer mes pieds mouillés contre mes cuisses dans un mouvement acrobatique et peu gracieux,

Je veux encore longtemps m'endormir agité, progressivement apaisé par la lune qui éclaire l'océan devant moi.

Je veux encore longtemps rencontrer ces gens qui sourient pour que tout aille mieux, certains que l'enchantement, la chaleur des autres et la quiétude nourrissent des cœurs qui s'apaisent chaque nouveau jour, repus et satisfaits

Le chemin a toujours été là alors quand je le remarque enfin, caché dans les buissons, je le suis et l'accepte férocement, lui et ses dénivelés, ses gros cailloux, ses pauses pique-nique, ses baies isolés, ses cairns branlants, ses empreintes de pas, ses pics et ses passages étroits. Et puis ensuite quoi ? Ensuite rien, juste ça, la route, le départ.