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Martinique, roule ton bic !

Martinique, roule ton bic !
After the Hurricane, Bahamas, Winslow Homer, 1899, ©CC0 Public Domain Designation
Je te l'ai dit, Gertrude : ceux qui ont des yeux sont ceux qui ne savent pas regarder.

André Gide, La symphonie pastorale

Martinique charmeuse de serpents, Martinique belle des Antilles, Martinique sauvage, Martinique unique, Martinique à découvrir, Martinique à ne pas rater. Mais Martinique dodo, Martinique repos, Martinique fatigue accumulée de trop bouger, de trop sentir, de trop échanger. Je suis rincé, lessivé, essoufflé, rassasié, comme si tout mon corps avait déjà mangé.

Ces belles choses qu'on voit quand-même

Tout l'amour que j'ai reçu demande à être digéré, intériorisé, intégré au grand système mémoriel et chimique qui se forme et se transforme sans cesse en moi. Tout ça, c'est pas une simple balade chez tatie Simone, c'est pas un Uno ou un roman de gare. Digérer et inscrire en soi, ça prend du temps alors quand on nous dit "vous devriez aller au nord faire cette rando", je réponds que je pense plutôt m'allonger là, oui oui là, sur le bitume, pour faire une sieste qui bloquera la circulation de toutes ces voitures qui ne s'arrêtent pas quand on fait du pouce. D'ailleurs, elles s'arrêtent encore moins depuis que Clém n'est plus avec moi pour les mettre en confiance.

Un feu ou bien plus...

Après avoir passé quasiment toutes nos journées et nos nuits ensemble, l'un à côté de l'autre, l'un en face de l'autre, le tourbillon dopaminergique a pris fin. Clémence est repartie au Canada il y a une semaine et d'un coup, tout s'est arrêté. La routine de voyage, les habitudes qui s'installaient, tout ça est parti d'un coup. J'ai ruminé au début, en sentant mes tripes lourdes comme du platine dans le fond de mon bide. Puis je me suis fait une raison, aidé par le mot qu'elle a glissé dans la pochette de mon appareil photo. "Je te souhaite de te rappeler régulièrement pourquoi tu es parti et d'écouter de nouvelles raisons en cours de route" m'a t-elle écrit.

La plage de galets (lire ci-après)

Pour me remettre en selle, après avoir passé une journée entière sur une plage de galets déserte, je me rends au Carbet pour filer un coup de main aux bénévoles du festival "Lézard Ti Show". Croisé en stop, Yannick, instit au Carbet et sur l'organisation du festoche depuis plusieurs années, m'avait invité à passer. Au stand bénévoles, je pense qu'on va me filer le bar, comme un enfant naïf qui croit que le vélo qui dépasse du placard est pour son Noël. Maria, la responsable des bénévoles, me fixe quelques secondes puis la sentence tombe : vaisselle. Je laisse échapper un rictus amusé et je me mets en route. A l'abri des regards, des rires, de l'ambiance joyeuse et de la bouffe qui fume, j'essuie les gobelets qu'on me tend, en discutant avec Daoud, baroudeur depuis petit, le cœur grand comme un frigo de cantine, et les yeux luisants, remplis de fuseaux d'amour longs comme des branches de cocotiers, qui vous englobent si intensément qu'on a envie d'y rester accroché pour quelques mois. Ma baroude le fait joyeusement sourire, il sent que lui même, en Martinique depuis 8 ans, a envie de repartir. Acheter un bateau, se perdre quelque part, tout ça mûrit en lui.

©Lézard Ti Show

Une fois la vaisselle finie, je pars me balader sur le festival. Des ateliers, des stands, du spectacle vivant, du cirque. De la roue cyr, où je vois le talent de Michael, 19 ans, qui nous avait pris, Clémence et moi, en stop avec sa maman, en nous invitant à venir le voir ; aussi du jonglage, des spectacles pour enfants et, quand approche la nuit, du tissu aérien.

©Lézard Ti Show

Ce peuple bénévole, qui offre des spectacles niveau professionnel gratuitement, avec des animations et des ateliers ouverts à tous, ce peuple de vagabonds, de voyageurs, de musiciens, ce peuple que j'ai côtoyé et que j'ai tant aimé, dans la Drôme, en Ardèche, en Ariège, le voilà de nouveau. Importé, pour le meilleur et pour le pire. Pour le pire parce qu'on manque de couleur. L'entre-soi hippie, blanche et diplômée, loin du local. Où sont-ils tous les autres ? Blancs et noirs, séparés, segmentés, Saint-Martin de nouveau, d'un côté les métros dans leur bulles, qui plongent et qui mangent de la langouste bon marché, de l'autre les noirs descendants, les "locaux", qui dansent entre eux, parlent entre eux, boivent entre eux. Et au milieu, quelques personnes qui ont décidé de percer leur bulle et leur confort pour rencontrer l'autre ? Je ne connais pas assez l'île pour m'en faire une idée honnête mais je pressens que l'idée contient du vrai, parce qu'en Guyane, à la Réunion, en Nouvelle Calédonie et en Polynésie, c'est la même histoire.

Un lézard qui, malgré les apparences, n'y est pour pas grand chose dans la séparation sociale décrite ci-dessus

Deux jours plus tard, je pars à Fort-de-France où je rencontre Patrick sur son bateau. Léo Ferré en fond et le riz du marin (oignon ail et œufs mélangés), l'ambiance est heureuse. Patrick est un baroudeur érudit, qui cite, de mémoire, des passages entiers des livres qu'il a lus, le tout sur un bateau épuré, vidé de tout sauf des couchettes et de vieilles cartes de la marine nationale. Il me raconte ses histoires de vieux marin, les longs miles, son amour pour la langue d'Hugo et surtout comment les jésuites ont, depuis plusieurs siècles, pleinement investi le champ social et politique pour faire de notre monde le réceptacle inerte de leurs idées mortifères.

Partout et tout le temps, les jésuites, genre de super-héros en soutane, ont réussi à faire plier tous les gouvernements, à intégrer sournoisement les plus grands conseils d'administration, à ordonner aux citoyens qui, hypnotisés, n'ont pu qu'obéir sans méfiance. Je finis par faire un plouf dans l'eau et me promets, pendant que je salue Patrick de loin, d'évacuer ces histoires sans délai.

Les oiseaux jésuites n'ont pas eu l'air d'apprécier l'élan chevaleresque du lanceur d'alerte Patrick

2 jours après, j'arrive au Marin. 2ème plus grande marina des Antilles, c'est le lieu que je choisis pour commencer mes recherches de bateaux filant vers l'ouest ou le sud, vers le continent américain. A peine arrivé, c'est Gibraltar qui revient à moi : plein de copains et copines qui voyagent, plein d'histoires à écouter. Il ne faut pas long avant que je sois pris par le grand vertige, confondu entre la soif de vivre et le sentiment d'être profondément seul. Derrière tous ces voyageurs et ces discussions, qui me remplissent autant qu'elles me fatiguent, se cache et se révèle la crainte de l'aliment insipide, de l'oubli dans le tout, dans la mauvaise digestion où, comme des ventouses mal mouillées, les liens n'ont pas le temps de se faire. On discute, on rigole, et on joue beaucoup. On joue aux persuadés, aux spirituels, on se raconte, on se fantasme. On invente des histoires pour être écouté et après 160 conversations, on ne se connaît pas mieux. En se nourrissant de la joie des autres, on espère, gauchement, trouver l'idée qui la fait advenir. Personne n'est innocent dans cette entreprise et tous cherchons la même chose : comprendre la cause du bonheur pour en faire une recette et être tranquille jusqu'à la mort.

Eux ont l'air heureux, ou au moins occupés, Pascal avait peut-être raison

Accumuler, accumuler, "avoir vécu", matérialiste jusqu'à l'ennui, de peur que les années qui viennent ne nous voient stagner dans ce passé glorifié. Si seulement ça pouvait s'arrêter, se taire une fois pour toute, si seulement c'était simple, si seulement c'était limpide, si seulement j'y comprenais quelque chose, j'aurais beaucoup moins de soucis, hein papa, hein maman ? Dîtes, c'est quand qu'on y voit clair ? Jamais vraiment, mon fils, mais dans cette aube embrumée, où certains marchent quand d'autres sont arrêtés, il n'y a que la bile qui compte, l'argument du foie, la volonté du cœur, l'entièreté de l'âme qui poursuit, invincible et inutile, son cheminement pour, quand elle y aura trouvé son sou, y crever drue et sèche et qu'on en fasse une poussière à mettre sur le chemin pour qu'on en reconnaissance au moins le milieu, frêle. Et plus l'âme a enduré, plus elle a poursuivi, sans crainte ni espoir, plus sa poussière est blanche et plus elle est reconnaissable par les prochains désespérés qui arpenteront ces sentiers.

Si avec ça je pars pas dans les 2h, je sais plus quoi faire docteur !

La suite, la route.