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Dominique : paradis perdu, paradis retrouvé

Dominique : paradis perdu, paradis retrouvé
The Earth Is a Man, Roberto Matta, 1942, ©CC0 Public Domain Designation

T'as loupé le coche hein ? Un mois entier sur une île comme celle-ci et tu peux pas en sortir plus de trois lignes hein ? Tout est ingéré, digéré, et les souvenirs marmonnent des mots vagues sans qu'aucun ne puisse en faire des images. Alors on va faire avec, on va improviser, et peut-être, qui sait, que certains se réveilleront sur le chemin. Peut-être que l'un d'entre eux se lèvera soudainement et dira "moi, je me souviens et je peux en parler". Peut-être qu'il te sauvera, toi, l'enfant joueur qui écrit si peu quand le bonheur te noit.

Platon disait : " un pays avec une perruche sur son drapeau ne peut être que le pays le plus cool du monde, yessaï man " 🤙😎

- You good ?

- Pardon ?

- You good, ça va man ?

- Euh oui merci, c'était pour quoi ?

- Rien man, just checking

- Ok...

- Alors en vacances ?

- Euh...oui. On était en Guadeloupe avant.

- Ah la Guadeloupe, je connais bien, j'y ai travaillé pendant longtemps. Je faisais des allers-retours pour vendre des fruits là-bas et ramener du manufacturé. Et la Dominique, you like ?

- C'est le plus beau pays du monde apparemment.

Le plus beau, oui, oui, oui !

- Pas apparemment. C'est juste que si les gens le savaient, tu verras des hôtels partout. Allez, viens en juger par toi-même, je te fais une visite guidée des lieux que tu as déjà visité.

- Mais attends... c'est toi la petite voix qui se balade dans mon blog ?

- Euh...bon... là c'est Portsmouth. Tu vas arriver ici et passé quelques jours à te la couler douce sur l'Indian River et dans les sources chaudes de d'Lau Chaud.

l'Indian River, l'un des lieux de tournage de Pirates des Caraïbes. Aujourd'hui, Johnny Deep, en chapeau de pirate bon marché, y tient un snack de feul-feul merguez et de méchoui à emporter.

Des noms français partout, évidemment, les Caraïbes c'est toujours ça hein. Si c'est pas anglais c'est français et si c'est pas français c'est hollandais ou espagnol. À eux quatre, ils ont organisé le plus grand ball-trap génocidaire de l'histoire des continents. Mais bref, je m'égare, je vais garder ça pour la conférence de ce soir.

Après Portsmouth, tu vas te diriger vers l'est, la côte sauvage. Avant, tu vas t'arrêter à Pennville chez Ernestine, qui va t'offrir le gîte et les pancakes. Quand elle dira à Clémence qu'elle a perdu une partie de sa famille à cause de l'ouragan Maria en 2017...

- Je ne saurais pas quoi dire...

- Et tu ne diras rien. Tu remarqueras juste que la force de ces humains est incomparable, inconcevable, invraisemblable. Tenir debout quand les tiens sont partis d'un coup, c'est plus Nietzschéen, c'est titanesque. Mais ne pense pas que cette force a été répartie parcimonieusement. Maria est passée partout, tout le monde t'en parlera, et tu verras les cicatrices un peu partout. Et même si tu connais la théorie de l'endurance et de l'adaptabilité humaine, tu te demanderas, à chaque fois, comment ils ont fait.

- À chaque fois...

- Là, si tu continues comme tu vas le faire, dans la brousse, sur des routes aux nids de poules profonds comme des piscines, tu vas te retrouver en territoire Kalinago, les habitants originaires de l'île. Décimés de partout dans les caraïbes, il en reste 2500 ici, ou peut-être 2499, faut voir si le vieux Morgan s'est levé ce matin. Ça fait assez bizarre, je te l'accorde. Tu te balades en voyant des noirs, descendants d'esclaves de partout et puis là, sur quelques kilomètres, la couleur change, les yeux sont plissés, on dirait que des péruviens se sont échoués sur la côte y a dix minutes. J'y pense d'ailleurs, je me demande comment je vivrais en sachant que ma famille ne compte plus que 2499 âmes. Je pense que j'aurais l'impression d'être une orchidée sauvage hawaïenne qu'on photographie pour la sauvegarder dans un album. Mais je m'égare, retournons sur cette côte déchirée par les vents, les mêmes qui t'ont poussés jusqu'ici.

- Comment tu sais ça toi ?

- Tiens goûte ça (Il goûte).

- Waouh c'est délicieux c'est quoi ?

Cassavas delicacies pour les meilleures cassavas de l'île (cette légende de photo contient une annonce publicitaire).

- Cassava. C'est une galette faite à base de farine de manioc. Et là, y a de la coco dedans. Viens, regarde. Plus au sud, c'est la maison de Séraphin. Tu vas le croiser en voiture. Il va vous demander de l'argent pour vous déposer et finira par vous inviter à manger chez lui pour l'anniversaire de sa grande sœur.

Séraphin, sa sœur Jacqueline et sa maman Miss Jack, qui nous ont accueilli comme si on était leurs cousins.

Séraphin le solitaire, Séraphin le souriant, avec son air d'enfant béat, les yeux tombants sans cesse comme s'il allait siester sur ton épaule, Séraphin le sage qui vit chaque année avec la reconnaissance et la gratitude de ceux qui ont connu la tristesse longtemps. Séraphin le timide aussi, en amour et en passion, dans la mesure souvent, de peur d'être submergé par ces émotions qui vous remplissent.

- Et là, qu'est ce que c'est ?

- Ça c'est Bessie Pool, et juste à côté c'est Richie, qui fait un salto arrière dans cette piscine remplie, à marée haute, par les vagues atlantiques. Attention aux oursins quand-même.

Qui sont les fous, les idiots, les maladroits, les inconscients, qui repartent de cette île après l'avoir connu ?

- Et là-bas c'était quoi ?

- Des baleines. On voit que leur souffle mais plus tard, sur le chemin, tu vas en voir deux qui nagent côte à côte. Deux sequoia qui ondulent à la surface de l'eau, en soufflant leur jet comme pour annoncer que le thé est prêt. Deux énormes bouts de mammifères, qui pourrait couler vos bateaux, mais qui se contentent de nager avec. La Dominique, c'est la terre et la mer, les yeux ont tout à voir, comme là, au sol.

- Quoi, la branche ?

- Hum non, c'est pas une branche...

- Bah oui, les branches ça bouge pas, alors si c'est pas du bois, c'est quoi ?

- Du boa.

- Ah oui, d'accord ...

Conseil utile : ne pas marcher sur les serpents

- Le pépère tout tranquille qui traverse nonchalamment comme pour aller faire son marché, c'est un beau boa. Comment ils sont arrivés sur cette île, tu sais toi ? On cherchera plus tard. Viens, on y est presque, encore un petit effort et on arrive chez Mana, la française. Tout le monde la connaît dans le village de Delices et si t'es français, on sera persuadé que tu viens pour elle. C'était pas ton cas mais allons voir quand même. (Ils vont voir).

La coco providentielle, qui sauve et régale

- Ah oui c'est drôlement chouette !

- Ah oui, drôlement chouette, c'est sûr. Une terrain en terrasse, des tentes partout, du monde qui s'active, on dirait l'Ardèche, on dirait Jabre. Joignez-vous à eux, ils vous invitent à rester. Là, ils font le café. Faut écosser pour faire sécher les grains ensuite. Demain, vous ferez le cacao. Tu le battras longtemps dans un mortier en bois, avec un grand pilon. C'est long à faire hein ? Oui mais qu'est-ce que c'est bon, quand Mana y ajoute du sucre et du basilic et qu'une fois sec, on le déguste avec une tasse de café torréfié sur place. Oui, tout ça c'est possible ici, sous ces tropiques abondants.

Camarade, le tour s'arrête ici. Tout ce que tu as fait pendant ce mois ne tiendrait pas sur ce blogue. Garde alors le reste de ces souvenirs muets qui se réveilleront un jour. Garde en toi la profonde sincérité et l'amour chaleureux qu'on t'a offert et sois en reconnaissant. Même si tu en retrouveras de partout, comme tu as en tant trouvé déjà, ne les prend jamais pour acquis. Nourris les constamment, mesure leur importance. Sois convaincu que ces choses sont volatiles, que vous, humains, êtes imparfaits mais que cette vie est heureuse aussi longtemps que la sagesse nous rend ce bonheur intelligible.

Et continue sur la route !

Les bakes, beignets de morue frit, mangés en quantités déraisonnables parce que vendus à un prix déraisonnable (42 ct l'unité).