Texas ways
Tenir des planches droites pendant que Jack mesure. Monter les échelles branlantes, les descendre, les remonter, les redescendre. Aligner les planches pour la coupe droite, changer de côté, recommencer. Prendre du recul et voir une face de la maison complétée, puis deux, puis trois, et sourire, un soir, quand la lumière dorée nourrit les reflets mauves du bois.
Couper des arbres pendant plusieurs heures, en écoutant Salman Rushdie parler de littérature. Discuter spiritualité avec Kelvin, zimbabwéen new-yorkais, volontaire comme moi et adepte (comme moi) du champignon qui ouvre l’esprit. Discuter avec Eric de son héritage mexicain et de ce pays d’où ses parents sont originaires mais dont il ne connaît quasiment pas la langue. Se dire que c’est la même chose pour moi avec la Kabylie.
Manger des sandwichs pour le déjeuner, avec de la salade empaquetée sous vide dans des sacs énormes de 3 kilos. Jouer aux échecs avec l’un des deux fils de Jack et Loraine, aussi fort que moi, mais avec 21 ans de moins. Passer son premier Thanksgiving aux États-Unis et comparer la quantité de nourriture avec celle que mon père prépare chaque année pour Noël. Communiquer en proverbes avec Hamol, le papi rigolo qui dit « dude » plus souvent qu’un ado californien. Discuter littérature, musique, et surtout politique avec Jack l’érudit.
Prendre, un soir, des gummies chargées en THC synthétique puis aller écouter une tonnante et vivante trompette dans un jazz club d’Austin, accompagné de sensei Kelvin et de jovial Eric. Se lever le lendemain et garder les yeux mi-clos toute la journée à cause de la puissance du produit. Mettre deux jours à s’en remettre.
Parler de Jésus, de son message et de son image avec Sandy, volontaire écossais, curieux et sensible, coincé dans des dilemmes moraux qu’il préfère ne pas résoudre. Se demander enfin s’il faut tendre l’autre joue ou préparer le bras pour la réponse.
Boire du cru local, préparé par Jarley le norvégien, à Bastrop depuis 30 ans. Jamer avec Sandy en frappant nos mains contre nos cuisses, dans l’obscurité d’une voiture, en écoutant l’une des nombreuses playlist « spéciale trip » combinée par Kelvin, tout en roulant vers le Buckees le plus proche, l’une des plus grandes stations service du monde.
Manger du humus et du caviar d’aubergines fait par Hamol le libanais, en souriant de trouver des « cousins » ici. Faire une partie de Hanabi, et frapper la table en rythme à chaque nouvelle combinaison.
Passer une après-midi à tirer des flingues dans un shooting range où les moins de 18 ans peuvent venir adhérer gratuitement.
Se retrouver nez à nez avec un magnifique python mauve, sombre et brillant, puis s’écarter humblement de son passage et notifier de vive voix la présence de la créature aux proches occupés. Mirer dans les yeux des enfants leurs réactions face au serpent.
Découvrir, au cours d’une des nombreuses expériences transcendantales, guidé par la musique, que celle-ci contient différents niveaux de lectures et que l’un d’entre eux consiste en explosions successives de formes variées, qui se déploient comme une fleur qui s’ouvre dans une fleur qui s’ouvre dans une fleur... Rire si fort qu’on en tousse.
Regarder, en groupe et en famille, le combat entre Mike Tyson et Jake Paul, puis prétendre, le lendemain, ne jamais l’avoir vu.
Être heureux, en paix, au calme, dans un lieu propice, familier, amical. Être heureux, en famille, composée de bouts d’ailleurs et d’ici, de cœurs ouverts et vibrants, d’esprits joueurs et vivants. Se dire que la vie est partout, que sa sève déborde et qu’il faut la voir et la boire pour vivre passionnément, pour vivre avec l’audace d’être et de devenir, pour vivre de vibrations éphémères et puissantes, comme celles de la trompette qui tonne.
Ou vais-je, qui m'y attend, quoi faire ? Et si demain était mon dernier sur la Terre ?
Et si un jour arrive ce que je redoute parfois
Et qui trotte dans la tête de tout voyageur
Je dirais : tant pis, c'est comme ça !
Je mourrais un sourire aux lèvres, dans un élan camusien, au plus grand désespoir de mes assassins, furieux de voir mes lèvres qui ne redescendent plus, abasourdis par cette conviction qu’ils avaient tort et moi raison, stupéfaits par le pouvoir de la sève qu’ils n’avaient pas bu.
À quoi sert de vivre si on ne peut pas mourir ? À quoi sert de vivre si on ne peut pas sourire ? À quoi sert de vivre s’il n'y a « qu’exister » ? À quoi sert de vivre s’il n'y a que des chemins pavés ?
Main droite levée, je jure que je m’en tiendrais à vivre, tout simplement.
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