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Rififi aux Roques

Rififi aux Roques
Venezuelan Fantasy, Rainey Bennett, 1940,© CC0 Public Domain Designation

Les aisselles qui sentent la chèvre, le short qui colle aux cuisses et le sac waterproof sale en bandoulière, c'est dans cette configuration si familière que je rencontre José, au Casa Play, bar branché situé à côté du petit aéroport de Gran Roque, dans l'archipel de Los Roques, où nous sommes arrivés il y a deux jours avec Alex, Bruna et David.

Pour prendre le contrepoint de cet article à propos de l’élite et du luxe, laissez-moi l'illustrer de chiens errants...

José m'invite à m'asseoir à sa table pendant qu'il attend que ses amis arrivent. David, qui était au Casa Play sans que je ne l'eus vu, s'installe avec nous et nous commençons à discuter. Entre deux stories insta, six appels pour nous présenter à ses amis et huit photos, José nous dit qu'il travaille dans "l'image", dans la représentation et les relations publiques et qu'il peut nous aider à monter une carrière de modèle, il nous l'assure. "Son guapos, las puertas se abrirán fácilmente para ustedes". Il nous confesse connaître le monde important de Caracas et nous rappelle, plusieurs fois, à quel point l'avoir rencontré a été la meilleure chose qui pouvait nous arriver. "Yo voy a ser su mejor amigo" répète t-il, avant de sortir un billet de 100$ pour payer la cuenta.

...de mouette

Hier, nous étions dans la mangrove à poser nos hamacs pour y dormir. Toute la nuit, par saccades, de lourdes gouttes chaudes perlaient des arbres touffus et s'écrasaient avec fracas sur la toile des hamacs. Aujourd'hui, José nous propose d'aller faire la fête sur l'île de Madrisky, îlot paradisiaque en face de Gran Roque et de rester dormir à sa posada.

...de rues sans posadas luxueuses

David et moi, deux cacahuètes dans le pot au feu, deux nudistes à Times Square, deux indiens dans la ville, deux ploucs aux Roques, terre des riches, terres de l'élite, terre des amis du pouvoir, le film bientôt en DVD. Les barmans qui nous ont vu mangé tous les tequeños (genre de bâtonnets fourrés au fromage) que José a commandé en rient déjà. Ou rient-ils parce que mon sac à dos, sale et usé, déteint franchement avec les sacoches Prada et les chaussures Balenciaga de mes hôtes ? Ou bien parce que David et sa guitare paraissent une caricature exotique, qui a sûrement plu à José ?

...d'enfants qui jouent

Peu de temps après, ça s’enchaîne et on embarque, musique house à fond, la tusi ("cocaïne rose", mélange de kétamine et de MDMA) qui passe de main en main, pour Madrisky pendant que je discute en anglais avec Alexandra, modèle vénézuélien.

...de modèles vénézuéliens (cette photo se situe en dehors du contrepoint)

J'ai mis ma chemise de fête, celle que j'ai récupérée dans une poubelle en Martinique, pour leur montrer que moi aussi je sais, que moi aussi je connais les codes. Mais ma chemise usée, aux tâches de moisi visibles, n'est ni de marque, ni originale et ne passera pas l'examen obligatoire des choses portées. Pire, elle me fera passer pour un frustré qui tente mollement, un clown qui singe vainement.

Nous arrivons aux abords de l’îlot où les tentes luxueuses, les glacières remplies et les chaises longues nous apparaissent peu à peu, et avec elles, le monde superficiel et plat.

...d'autres chiens

Ce monde où tout le monde est heureux le temps d'une photo, d'un post, d'un real. Ce monde où creuser est ennuyeux, où poser une question ne signifie pas qu'on veuille entendre la réponse. Ce monde où la plage, la montagne, la ville, ne sont que des décors, des arrière-plans, où le corps est un produit que la photo doit sublimer. Aucun poil qui dépasse, aucune forme irrégulière. Tout doit respecter un cahier des charges précis : celui des magazines et de Photoshop.

...de béisbol

Le soir, nous revenons à Gran Roque et José nous conduit à sa posada. Un lit, une douche, un repas, le tout dans une posada avec des employés au garde-à-vous : le luxe dans le luxe. Sans tarder, on s'attable et on déguste un carpaccio de pagre avec chips de bananes plantains, suivi d'un riz en sauce accompagné de poulpe, de crevettes et de citron vert, avec du pain grillé frotté à l'ail, auquel je rajoute de l'huile d'olive. En dessert, on nous sert un gâteau blanc moelleux et fondant à la chantilly, et je ris d'en manger ici, à plus de 7000 km de la ville qui l'a vue naître.

...de l'envers du décor, encore.

À table, nous ne sommes plus que deux, David et moi. Alexandra et José sont partis en laissant leurs assiettes quasi pleines, les autres ne mangent pas ce soir. "Ils sont fous" me dit David l'allemand dans un français maîtrisé qui me fait fondre de bonheur. "Comment ils peuvent commander et pas finir leurs assiettes ?". J'acquiesce mais fais remarquer que ça n'est pas la première fois. Au bar, tout à l'heure, un verre commandé n'a presque pas été bu. Ce sont ces restes que j'avais demandé de manger à Saint-Martin et maintenant, je rencontre les personnes qui gaspillent ce "manger précieux", comme disait Marie-Ginette, l'haïtienne qui gérait ce lolo (snack à Saint-Martin) qui nous a si souvent nourri Ole, Luisa et moi.

...de toujours plus de chiens

Quand on débarrasse nos assiettes, on entame la discussion avec Ronald, employé de la posada depuis 3 ans. On lui confesse ce qu'il sait déjà : nous ne sommes pas du monde qu'il sert. Lui vient de Mérida, une ville perché dans la portion vénézuélienne de la cordillère des Andes. Il y retourne bientôt, pendant ses deux semaines de vacances annuelles. Nous ne parlerons pas beaucoup des hôtes qu'il sert en dehors de nous. J'aurais pourtant aimé savoir ce qu'il en pensait de ces riches capricieux, qui renvoie des plats parce que la couleur ne leur plaît pas. Ce qu'il en pense, il n'en laisse rien paraître, et constamment, sourit en répondant "a la orden" à chaque demande.

...ici aussi

Au Venezuela, quand vous remerciez quelqu'un, il est fréquent qu'il vous réponde "a la orden", qui est un équivalent de "à votre service". Littéralement, ça signifie "à vos ordres". Quand il s'agit de servir les riches, cette formule de politesse a soudainement une autre signification. C'est comme si le service allait de soi, comme si servir était un privilège, une chance. C'est en partie cela qu'Alizée Delpierre présente dans son livre "Servir les riches". Plusieurs interrogés présentent leurs domestiques ou ceux qui les servent comme faisant partie de leur famille, comme si ces derniers étaient des parents pour qui le service est une politesse minimale, un honneur heureux, et non une charge obligatoire pour qui veut toucher son salaire.

Servir les riches d'Alizée Delpierre, éditions La Découverte

Le prix en sueur, en temps, des choses qui nous sont présentés nous atteint, ainsi que Ronald, mais pas José, pour qui l'argent est un cadeau qu'on lui fait, lui qui déjeune dans les meilleurs restaurants de Caracas gratuitement.

Le lendemain, la situation prend petit à petit une tournure glauque. José caresse à plusieurs reprises David. Il nous confie l'histoire de son ex petit ami, qu'il surnomme "Tarzan", actuellement emprisonné en Thaïlande pour avoir tué un chirurgien colombien avec qui il entretenait une relation intime. "David es muy parecido a Tarzan" me confie t-il dans la chambre. De plus en plus, je suis extrait du triangle amoureux et sexuel qu'envisageait José et il focalise son jeu irrespectueux et oppressant sur David.

...des héros nationaux Francisco de Miranda et Simon Bolivar, que les oiseaux capitalistes et impérialistes respectent si peu...

Et puis un soir, David parle à José. Je ne sais pas exactement ce qu'ils se sont dit, je sais juste que José préfère arrêter la "relation". Je m'en réjouis, même si ça signifie la fin du lait chaud et de la possibilité d'aller à Caracas en avion privé. Le spectacle des manipulations de José était devenu difficilement supportable et depuis qu'il est parti, David renaît. Par bonheur, nous avions rencontré Marek, camarade allemand joueur professionnel de handball qui avait reconnu David, la star d'Instagram, un soir de fête, et nous dormons depuis dans sa posada, où nous y passons des jours tranquilles et simples. Pas de risques de compromissions, pas de contreparties, Marek est simplement content de partager des moments avec nous, contrairement à José, qui voulait partager son lit.

...de la vue des avions qui se posent, depuis Casa Play

David et moi avions eu, le jour où nous avions rencontré José, une discussion sur la situation dans laquelle nous étions. Loin d'être naïfs et aussi parce que ce que voulait José était grossièrement évident, nous avions décidé d'essayer. Parce que les lits des posadas sont plus confortables que les hamacs trempés, parce que le carpaccio est meilleur que les biscottes et parce qu'une journée à la plage vaut bien mieux qu'une journée à attendre que quelques transports veuillent bien nous accueillir pour aller à Caracas. Mais quand toutes ces choses s'éteignent, on n'est pas tristes.

...et du sourire lumineux de David, contrebalancé par l'air blasé de José

Revenir au sac à dos et aux lendemains mystérieux nous rafraîchit. La liberté a un prix et même si les parenthèses le ventre plein sous la couette chaude d'un lit douillet sont agréables, elles ne sont rien comparées à la main qu'un pêcheur pauvre et heureux vous tend pour vous souhaiter bonne route.



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Keny Arkana - Tout Tourne Autour du Soleil
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