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Pendant ce temps-là à Gibraltar

Pendant ce temps-là à Gibraltar
Gibraltar, Charles Pears, 1928, ©CC0 Public Domain Designation

C'est long, c'est long, c'est long, c'est long !

Presque dix jours et pas un bateau sur lequel grimper, même pas sur le côté en scred histoire de s'accrocher la carcasse à une bouée d'amarrage sans que personne saisisse l'habile manœuvre.

Et dans l'attente, on voit des trucs rigolos comme ce corbillard transformé en maison roulante par des angliches.

Le long de la marina, je fais des allers-retours avec les copains, j'aborde tous ceux que je croise, tous sont des cibles potentielles. "Vous allez aux Canaries ? Non ? Vous restez pour l'hiver ? Mais les Canaries c'est mieux d'y passer l'hiver justement ! L'année prochaine plutôt ? Oui d'accord, merci, à votre santé, oui voilà." J'ai l'impression d'être un vendeur de télé à tubes cathodiques à l'heure des grosses TV 4K. Personne n'est intéressé, personne ne part plus, les gros des départs c'était en novembre, et s'ils partent, ils ont déjà leurs équipages depuis 27 ans, bougre de flûte.

La zone ravitaillement carburant, point stratégique pour les embuscades des bateaux-stoppeurs.

Heureusement que les soirs, on se retrouve près du feu pour décompresser et se réconforter, en espérant poétiquement tous partir sur le même bateau. Et puis on s'échange nos histoires du jour "moi aujourd'hui quelqu'un m'a dit que peut-être je pourrais, potentiellement, avec de la chance et de la patience, avoir, si envisageable et sous réserve, une place 'on sait jamais' sur le voilier bleu là-bas dans 3 ans".

Ça rouille sur le port, personne n'y échappe.

Quel soulagement d'avoir cette bulle, ces copains et copine (coucou Luisa) qui espèrent autant que moi et dont les regards attendris cachent mal l'inquiétude qu'on partage tous : et si on ne trouvait rien ? Et pendant que tout ça marine, Waldemar nous raconte comment la traversée d'une rivière glacée en France a écumé tous ses bagages devant les flashs photographiques d'un groupe de touristes en bus pendant que Mants, lui, nous assure que dans son pays lituanien, il a vu des hommes ouvrir des bières avec leurs yeux.

Le feu qui rassemble petits et grands, qui nourrit et qui réchauffe.

Certains jours sont doux, la plupart sont gris, perdus entre l'attente mesurable et fatigante et le désespoir qui abîme nos nerfs. On sourit encore mais le doute est une maladie qui vous ronge et qui griffonne de nouvelles cernes tous les jours.

Je décide de passer par internet. Extrémité à laquelle je m'étais opposé avec force et conviction, la fenêtre d'opportunité ayant été loupée, je me convainc que cette compromission vaut l'amertume qu'elle fait immédiatement naître chez moi. Sur un banc, je télécharge Navily, une application permettant de contacter les navigateurs. Toute la journée, j'envoie des messages à tous les bateaux que je vois, arrêtés ou en mouvement. Bonjour, je cherche un bateau, holà, te vas a Canarias, hello, do you need a hand ? Mais rien, wallou, zip, nada, chou blanc. Tout le monde reste, tout le monde part mais pas cette année, tout le monde s'est fait passer le mot : ne prenez plus de bateaux-stoppeurs, ils disent qu'ils savent faire du pain mais c'est un leurre, ils veulent vous détrousser de vos nouilles chinoises et de vos lignes de pêche. La journée passe sur ce rythme rebondissant, ça monte, ça répond et puis ça descend, et je vois de moins en moins mon meilleur allié le soleil qui se reflétait tout du long sur mon écran. Je vais rentrer, il est trop tard pour tout. Derrière moi, j'entends le bruit si familier d'une porte de ponton qui s'ouvre. Le réflexe de jours entiers passés à démarcher me fait lever les yeux. Je vois deux silhouettes effacées dans la nuit partir au loin. Je les salue et leur envoie mon speech tout rodé en anglais. À "vous partiriez pas pour les Canaries par hasard ?", ils me répondent "yes". Euh... ? "Et vous avez besoin de quelqu'un ?". Circonspect, l'un d'eux répond "maybe". What !? Maybe, c'est un trophée pour moi, quasi du même effet qu'une coupe du Monde gagnée à la maison, alors je continue. Ils ont l'air intrigué et dérouté, je déroule mon histoire.

Le capitaine Andy prend mon numéro et m'éclaire sur le pourquoi du doute qui l'habite : les équipiers précédents, un couple italo-français, ont décidé d'arrêter aujourd'hui l'aventure qui devait les mener ensemble dans les Antilles. Andy et son premier matelot Sean étaient persuadés de devoir faire le voyage seul two et voilà que j'apparais comme un tarte aux quetsches dans le désert libyen. La coïncidence est troublante. Ils partent et plusieurs minutes après, ils reviennent et m'invite au bar pour discuter. En 10 minutes, l'affaire est bouclée : on partira demain vers 13h. J'ai peine à y croire. Après toutes ces heures de démarchage, ces journées a écumer le pavé, il a suffit de 10 minutes pour trouver une place sur un bateau qui part dans ma direction, les Canaries, et qui traverse ensuite l'Atlantique.

À l'heure où j'écris ces lignes, j'ai déjà embarqué (oui je triche hihi). Le prochain article racontera les 5 jours de la plus longue navigation jamais effectuée par votre serviteur.

Hang on people, trip is on !

PS : ci-après le site de présentation du cata de luxe sur lequel je navigue, au cas où certains voudraient s'en acheter un ou deux, pour eux ou pour offrir. (https://www.bali-catamarans.com/catamarans/bali-4-2/)

Ciao ciao marina !