No country for nomad
Introduction au modèle standard étasunien
Une station essence, des camions, des voitures, un hôtel, deux restaurants. S’il y a un endroit parfait pour faire du stop, c’est sans aucun doute ici. Sur le parking de la station essence de Great Falls, je commence mon numéro de vagabond sympathique, calqué sur celui de SOS Méditerranée à la Part-Dieu : « Hey, salut toi, t’as deux minutes ? Dis donc, t’irais pas par là-bas par hasard (pointe vaguement l’horizon) ? Si c’est le cas, j’adorerais me glisser sur un siège quelconque en faisant semblant de t’écouter. Ça te dirait ? Tu ne vas pas dans cette direction ? Je vois… Tu sais quoi, on va faire autrement. Voilà ce que je te propose : je prends la voiture (oui « la » parce qu’elle appartient plus aux ouvriers bulgares ou mexicains qui l’ont monté qu’à toi ou à moi), je vais là où je dois aller et une fois que j’y suis, j'te passe un call pour te donner la loc de la caisse. Deal ? ». J’aurais mille fois préféré ce discours à celui, monotone, que je donnais aux badauds.
Sans résultats, j’erre, je divague, je rencontre. Salut l’ami, qui es-tu, que fais-tu ? Là un routier s’épilant les poils du front, ici un autre en bonne compagnie, là un punk anglais avec trois chiots sur la banquette arrière, ici deux routiers français qui se baladent d’une gueule de bois à l’autre. Sur un périmètre aussi concentré, combien de vies différentes existe-t-il ? Alors que j’y réfléchis, je vois arriver vers moi deux employés de la station service (du moins je suppose qu’ils sont employés de la station service, ou leurs gilets bleus seraient-ils le symbole d’une lutte naissante dans ce pays si connu pour ses mouvements sociaux, poil au dos ?). Je leur souris et m’approche d’eux pour discutailler. Leur intention est toute autre. Ils me notifient que je gêne et que je ne peux rester ici. J’argumente vaguement, sans conviction, et je me retiens de leur suggérer d’aller voir en Suisse si les lacs sont du même bleu que leur vêtement révolutionnaire. Dans leur grande bonté, ils m‘autorisent à rester jusqu’à demain, dernier délai. Je ploie le genou et baisse la tête sous le poids de la reconnaissance. Une fois ces deux idiots repartis, je reprends mon travail. Bonjour madame, bonjour monsieur, là-bas ou là-bas, qu’en est-il ? Toujours rien. Personne ne requiert le plaisir de ma compagnie.
Je décide d’aller voir ailleurs si d’autres en veulent, mais avant : une pause. Je me dirige vers l’hôtel et demande à utiliser les toilettes. « No problem » me dit l’employée à lunettes derrière son comptoir, souriant de toutes ses dents. Après ça, je m’installe sur la pelouse pour manger un bout. Une fois le lunch break terminé, je retourne à l’hôtel. L’employée est cette fois-ci occupée, je décide d’entrer sans demander. Après quelques minutes, j’entends un homme entrer et me dire, à travers la porte qui nous sépare, « Hey man, you cannot be here ». Je soutiens que l’employée m’y a autorisé, il soutient le contraire. « Tresspassing » me dit-il. Pour être honnête avec vous, chers lecteurs et lectrices, il est évident que dans ma tête, mon projet était tout fait et s’articulait de la manière suivante : installer un écran plat et une Playstation dans les 2m2 d’intimité que permet ce chiotte et inviter l'équivalent de la population du Burundi pour y passer quelques bons moments, caleçons et culottes optionnels.
Je sors, et, en passant par la réception, ma bonne éducation pleine d’automatismes m’enjoint à m’excuser. L’employée, tout sourire, répond « no problem ». Je me demande si elle fonctionne à piles ou à batterie.
De retour sur le parking, je reprends mon shift. Deux heures coulent aussi lentement que du miel épais sur la fesse d’un roi et mes plus beaux sourires sont inopérants sur cette dalle immense où chacun est occupé. Je me perds dans mes pensées, me demande pourquoi les pigeons, si nombreux, n’ont pas déjà pris le pouvoir sur terre (ou peut-être est-ce le cas ? …) et brusquement, je me fais sortir de mes rêveries par l'apostrophe belliqueux d’un gilet bleu. Une, pour être plus précis. Celle-ci a la cinquantaine passée, des lunettes de bibliothécaire, et ses cheveux hirsutes m’aiguillent sur son humeur : elle considère mon existence sur ce parking comme une intrusion sur son territoire. Tresspassing ? Non, cette fois, ça s’appelle loitering1 (« zoner », comme dit la droite Retaillaine) et j’apprendrais plus tard que c’est illégal. Elle m’informe, à force de variations de volume sonore et d’aigus stridents, qu’elle appellera la police si je ne suis pas parti dans deux heures. Mon master en communication non violente octroyé par l’académie « chill bro, life’s easy, fell good, be happy » ne m’est d’aucune aide, et alors qu’elle repart dans la voiturette dans laquelle je l’avais vu arriver, je pense : « j’aurais dû lui dire que la voiturette dessert le solennel de sa sortie théâtrale ».
Je continue, encore et toujours, à demander. Attila, vieux bougre à l'accent texan, routier depuis ses 5 ans (sûrement) qui va au Texas mais ne peut pas m’emmener, me conseille d’acheter une voiture. « J’y réfléchirais » lui dis-je, amusé et menteur. Au loin, j’aperçois les yeux vitrés de la gilet bleue qui me suivent et me surveillent. L’intériorisation complète de sa condition de gilet bleu et le zèle démesuré avec lequel elle fait son travail me déstabilisent autant qu’ils me fascinent. Comment est-elle passée de l’humaine à l’uniforme ? Par quel procédés mystiques et quelles connexions mentales s'est-elle convaincue que défendre son employeur et son entreprise, c’est se défendre elle-même ? Elle est devenue la porte-voix d’une logique, d’une manière de faire, d’un intérêt économique mais l’intérêt humain ? Le lien indéfectible qui nous lie qu’on le veuille ou non ? Non merci, dit-elle, avant de vous rouler dessus avec sa voiturette remplie de sacs poubelles pleins.
Changement de plan. Je décide de me diriger à la sortie de la ville pour tenter ma chance par pouce levé. Par bonheur, je rencontre Sam et Louis. Elle est née dans le Montana, lui en Australie, et sur la route qui nous mène à la sortie de Great Falls, on rit de la guerre que le pays de Louis a mené contre des émeus à la fin de l’année 1932 à grand renfort de mitrailleuses2, et qui se solda finalement par un échec des australiens.
Alors que nous sommes presque arrivés, Sam me dit que si je ne trouve personne, une caravane garée devant chez eux pourrait m’accueillir avec plaisir. Leur gentillesse et leur bienveillance me réconfortent : c’est pile ce qu’il me fallait pour me remettre en selle.
Muni de la magnifique et désormais célèbre pancarte création originale Clem Barbier, mon identité s’efface à mesure que le temps avance. Je suis le pitre souriant, un peu fou et rigolard, qui fait le crabe quand les voitures passent, puis brusquement, je me change en homme sérieux, pouce rigide, dos droit, dont la posture traduit l’importance du moment.
Je reste 3 heures au même endroit, puis, quand le soleil tombe et va se faire voir en Suisse, je me retire vers le diable incarné, le démon aux deux V : Walmart. D’abord placé stratégiquement au niveau d’un panneau « stop », je finis par me diriger vers une station service, propriété de Walmart. Je m’approche des montaniens, et, en un discours clair et rapide, leur expose les faits : je viens de France, voyage depuis plus d’un an et aimerais croquer du kilomètre façon Kerouac (je ne mentionne pas ce beatnik de la première heure, qui pourrait faire tâche au pays des rednecks où je me trouve depuis mon entrée en Alberta, Canada). Leur réponse : « nous n’allons pas là-bas ». D’autres me tendent des billets comme si c’était du pain. À quel point ces gens sont des convertis à la charité judéo-chrétienne, je ne peux le dire, mais dans ma tête, Maxi de Valence me parle soudainement et me rappelle que quand il jonglait au feu rouge, certains donnaient de l’argent sans même avoir pris la peine de regarder son numéro.
La porte de la boutique de la station s'ouvre et l’employé de Walmart sort de son antre surchauffée. Il s’approche de moi et je suis certain qu'il va me tendre des billets. Pas du tout. Il me dit poliment que Walmart (qu’il représente ce soir, avec son gilet bleu, encore un) ne peut pas se permettre de laisser des gens demander à d'autres gens s'ils vont quelque part, surtout si ces gens-là veulent monter dans les voitures de ces gens ci. Selon lui, ces gens-là pourraient se plaindre et dire « ce gars sur le parking est en train de me harceler et vous, Walmart tout-puissant, vous laissez faire !? ». Il repart en s'excusant d'avoir dû me le dire. Ici, j’aimerais prendre quelques secondes pour souligner l’importance que ce moment a eu sur la suite de mes choix. Au moment où il me dit ça et se retire, mon corps tout entier veut s’effondrer. Je sens que mes yeux se gonflent d’eau, que mon souffle se coupe, que mes jambes tremblent. Je suis seul au monde, étranger sur ces terres hostiles à mon nomadisme, qui est, ici, illégal et ne s’appelle ni « voyage », ni « baroude » mais « tresspassing », « loitering » et « harrassing ». Ce pays et ses lois me recrachent comme un pépin de pastèque. Le pire dans tout ça, c’est que ça n’est pas la police qui me le fait savoir, ce sont les gens autour, des gens comme moi.
Je décide d’abandonner et téléphone à Sam, qui vient me chercher en voiture. Sans cette bulle de gentillesse, dont je me suis servi pour rebondir, je serais sûrement rentré tout nu dans Walmart pour lancer, au hasard, des pastèques transgéniques sur les clients.
Le lendemain, je retourne à la sortie de la ville et me met au carrefour dont tant de hitchhickers rêveraient : l’espace pour s’arrêter est immense, les voitures, qui marquent l’arrêt au feu rouge, ont le temps de me voir et de se poser la question « le prends-je, le prends-je pas ? » et la route est l’unique voie pour la prochaine ville que je vise, à savoir Billings à 4h d’ici. Finalement, j’y resterai 4h sans que personne ne s’arrête. Personne, personne, personne. 4h de voitures qui passent, de chauffeurs qui froncent les sourcils, de doigts qui font non, d’hommes et de femmes qui m’effacent et me noient par leur silence et leur indifférence. Sam m’avait dit que les gens ici assimilaient drogues, violence et auto-stop très facilement.
La paranoïa a encore gagné. Je renonce, cette fois pour de bon. Le Taco Bell, à 30 mètres de là, me sert de QG pour réajuster (erreur d’amateur que mon estomac, habitué aux pommes et au jeûne, paiera cher par la suite). Je décide d’acheter un billet de bus direction Austin, Texas. Une fois la transaction terminée, je lève les yeux et vois, au comptoir, une femme demander de l'aide pour nettoyer son pare-brise. L'employé lui rapporte 3 types de serviettes : humides, avec du savon et sèches. La femme remercie sincèrement, l'employé répond tout sourire « always ». J'ai envie d'intervenir pour leur dire « excusez-moi, hello oui, euh... non parce que moi j'étais sur le bord de la route depuis un moment et quand je dis un moment je parle pas du temps d'un café ou d'un film ou même de deux, non, je parle de se mater la trilogie du seigneur des anneaux version longue 3 fois, puis d’aller faire un tour à la piscine et au bar, vous voyez c’que je veux dire ? Donc bon, les serviettes humides tout le tintouin, je veux bien, mais qu’on équilibre non ? Sinon moi J’VOUS LANCE UNE FOUTUE PASTÈQUE SUR LE FRONT, HYPOCRITES DE MES DEUX, ENFANTS DE SOÛLS ET DE MULETS, GENDRES DU DIABLE, CISEAUX À COUPER LES LIENS ».
Paranoiya
Moi qui pensais être arrivé au bout de la paranoïa, les 43h de trajet en bus à travers les paysages plats et monotones de ces villes identiques me réserva encore quelques surprises. La première surgit quand le chauffeur de mon premier bus faillit se battre avec le père d'un client, qui avait malencontreusement essayé d’ouvrir manuellement la porte électrique de la camionnette Volkswagen.
La deuxième arriva quand, en entrant dans le deuxième bus, le chauffeur nous servit un discours digne de Full Metal Jacket, en insistant sur le fait qu’il ne jouait pas et qu’il était le chef à bord, en charge de faire respecter les règles, qu’il énonçait avec fermeté. Tout non respect des règles, concluait-il, entraînerait l’expulsion des coupables hors du bus.
La dernière survint vers les 3h du matin quand la conductrice du troisième bus nous annonça le prochain arrêt sur le parking d’un Walmart à Bozeman, en insistant sur la présence fortement recommandé d’un proche, d’un ami ou d'un taxi pour être récupéré, ou, à défaut, la nécessitée d’avoir un couteau de poche sur soi.
La paranoïa est sans doute ce qui définit le mieux l’état d’esprit du peuple américain aujourd’hui.
Jack le texan, hôte durant mes trois semaines passées dans sa maison en construction, dans le calme de la bourgade de Rosanky près d'Austin.
Moi qui suis arrivé avec un esprit léger, tout sourire, après Haines Junction, rafraîchit et rechargé, je me suis fait baffer par l'oncle Sam comme un enfant qui parle en mangeant à la table d'un rustre texan.
Alors oui aux États-Unis, on peut trouver de l'eau au ph régulé, des voitures avec des rétroviseurs mobiles, des maisons high-tech où la température peut être maîtrisée par commandes vocales, des drive thru pour la pharmacie et la banque, de la farine enrichie en vitamines (car oui, la mission des humains est de recréer la nature) mais tout ça pour quoi ? L’intelligence technique et technologique, pensée comme une fin en soi, facilite la vie mais rend affables, pâles, gros et malades. C'est une réalité artificielle qui gangrène et empoisonne le maillage social et fait perdre de vue l'essentiel, à savoir l’intelligence émotionnelle. L'empathie, voilà à mon sens la recette du bonheur partagé, pas les tesla carrées ou les sodas illimités.
J’ai tout de même apprécié ce voyage et en est tiré des enseignements essentiels et nourrissants. La découverte du Wyoming, de ses mottes de terre couleur savane, et de ces îlots fermiers, fendu ça et là par les saillantes Big Horn Mountains est un souvenir heureux. Aussi, l’agréable compagnie des latinos, mexicains et nicaraguayens notamment, m’a permis de trouver des amis et des soutiens pour relativiser l’échec du projet autostopique.
Alors pour cette vie en voyage qui m'apprend tant et si vite, je dis... je dis... je dis quoi ?
1 Je ferais certainement un article sur le sujet un de ces 4.
2 Page Wikipedia de la "guerre des émeus", https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_des_%C3%A9meus
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