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L'épopée espagnole

La Nevada o el Invierno, Francisco de Goya, 1786. Madrid, Museo del Prado.
La Nevada, Francisco de Goya, 1786, ©CC0 Public Domain Designation

Partie 1 : Valence n'attend pas

La vie, c'est cela : le doute lancinant, le tourment, le remords qui empêche de dormir ou qui vous réveille en sursaut. La vie, c'est aussi l'image souriante et douce jusqu'aux larmes.
Mouloud Feraoun - La Terre et le Sang

"Tu sais où dormir ?". Pas vraiment. Ce soir à Valence, les hostels et auberges bon marché sont soit complets soit hors de prix. J'ai bien repéré un bosquet et un sapin près de la fac de psycho mais c'est tout. Et puis les lumières de la ville, constamment allumées, m'empêchent de m'en approcher sans éveiller les inquiétudes.

"Je dors sur un terrain avec mon pote Harold. Il y a une tente de libre si tu veux". En une phrase et le plus naturellement du monde, Maxi, que j'ai vu jongler au feu rouge pour quelques pièces, vient de m'inviter chez lui. Pourquoi lui ? Pourquoi pas ce jeune qui avait probablement mon âge et qui m'a longtemps fixé et observé alors qu'il rentrait chez lui ? Pourquoi Maxi, qui n'a que ce terrain de tranquillité à l'écart du tumulte dans lequel il jongle, risquerait de voir cette tranquillité sabotée par un étranger ? Je me risque à avancer une hypothèse naïve en répondant qu'à mesure que l'argent nous élève, il nous enlève au monde et nous contrait dans ce qu'on devient, forcé. Il nous fait perdre le sens des premières secousses qui perturbent la vie des hommes : trouver à manger, dormir au sec. Maxi, lui, n'a pas oublié parce que tout ça, il l'éprouve chaque jour. Loin d'un ange bienfaiteur, il est resté humain et sait ce que souffrance, douleur, froid et faim signifient.

Ce soir, au camp de base que je découvre après avoir suivi les indications de Maxi, la lune est pleine et ses feux doux coule dans le ciel. Les nuages moutonnent, l'humidité augmente : je me prends pour un Apache et prédis qu'il pleuvra demain. Le rythme empli de quiétude caresse mon âme et la convainc : il n'y a pas meilleur endroit que celui-ci.

Le camp de base, resplendissant assemblage bariolé de récup' alentours

Partie 2 : Quand "autostopper" signifie "être arrêté"

L'ignorance est la mère de la peur
– Hermann Melville - Moby Dick

Je reprends la route. Après plusieurs jours passés à Valence, me sentir à nouveau en mouvement me fait beaucoup de bien. Les premiers kilomètres me remettent en plein dans le voyage que j'aime, avec des morceaux de vie qu'on me prête, qu'on me livre, romancés ou nuancés, je ne le saurais jamais et je m'en fiche. Ce que je sais c'est que cette mise à nu est facilitée par l'issue : on se quittera bientôt et on ne se reverra jamais. L'enjeu est décapité, le jeu est étouffé, les vannes de la confidence s'ouvrent et quelques secrets ruissellent du flux.

Sur un parking d'autoroute, je rencontre Christophe et son aigle de 4 ans. Christophe veut apprendre à son ami Max la fauconnerie. Max, lui, a été guide dans la foret amazonienne et me donne quelques conseils. Quand je les quitte, je suis pris en stop par Juan Jose, qui parcourt plusieurs pays à vélo depuis plusieurs années. Tout ça file, glisse et roule avec une agréable fluidité, ma préférée. Et d'un seul coup, plus rien. Près avoir quitté Juan Jose, mon pouce est resté levé dans le vide pendant quatre heures, ne servant qu'à déterminer le sens du vent, qui souffle en plein dans ma poire. Il fait nuit, j'ai les jambes lourdes, je décide de me mettre en quête d'un lieu où dormir. Et puis j'aperçois une université et je décide de demander directement aux étudiants et aux profs, juste avant qu'ils s'insèrent sur l'énorme rond-point. Les regards plein de crainte et de peur que je reçois sont les plus durs à encaisser. Ces mêmes regards, je les retrouverais tout au long de ma route vers Gibraltar, de jour comme de nuit. Parfois même, on ne me répondra pas. Sur un parking, je demande à un gars s'il va en direction du sud et il me répond qu'il va vers Grenade. Je lui réponds, ravi, que c'est ma route et lui insiste et tente de me prouver le contraire.

Tête des conducteurs espagnols quand je leur dis "¡Holá!"

Ces rejets de connexion humaine provoquent toujours les mêmes sensations : tristesse, solitude et profond désarroi. Je me demande ce qu'il a fallu pour en arriver là. Et puis quand on s'y attend plus, qu'on est fatigué d'espérer et que le feu vif se change en bougie à la flamme évanescente, certains viennent vous mettre le soleil à la place. Deux étudiantes institutrices me prennent finalement en stop aux portes de l'université en me souhaitant le meilleur. Francisco, camionneur de 25 piges, qui partait dans la direction opposée, m'offre des oranges de sa cargaison et de la nourriture à en faire éclater mon sac. Alfredo, vieux gitan vendeur de ticket de loterie (une religion ici), me réconforte avec Hatifa, marocaine pleine d'énergie et de sourires qui vous font rire. Aziz, jeune marocain débrouillard accepte de m'emmener sur la quasi totalité des 400 derniers kilomètres qui me séparent de Gibraltar dans le bus qui lui sert à balader des touristes coréens dans toute l'Espagne. Ima et Juan m'offrent de la nourriture pour quatre alors que je rentrais dans leur boutique pour demander le chemin des hostels du coin. Partout, quand la lumière s'éteint, quand il fait nuit et froid, que tout le monde est rentré chez soi, s'est barricadé, a allumé sa télévision pour ne pas entendre la rue qui pleure ou qui hurle, quelques-uns s'entêtent à faire vivre le projet humain comme si c'était une nécessité historique, un besoin évolutif, un cadre obligatoire pour une réflexion plus poussée sur ce qu'on peut faire, nous tous, ensemble, une fois que tout le monde aura mangé. Et je crie que cette bande de fada a raison.

Partie 3 : Tant et si peu de bateaux.

« Les gens oublieront ce que vous avez dit. Ils oublieront ce que vous avez fait. Mais ils n’oublieront jamais ce que vous leur avez fait ressentir. »
– Maya Angelou

Enfin arrivé à Gibraltar. Maria, une tante bolivienne que je ne connaissais pas, a pris peur en me voyant faire du stop à l'arrêt de bus à côté de l'autoroute et a insisté pour me payer le bus pour faire les 5 kilomètres restants.

Gibraltar, déjà trop tard ?

J'arrive à la Linea de la Concepción, la pointe de l'Espagne, collée à l'enclave britannique de Gibraltar. Là, sur un terrain bétonné, près de ce que les bateaux-stoppeurs du monde entier appellent la "jungle", se trouve deux gars de plus ou moins mon âge qui grignotent. Ils s'approchent du grillage qui nous sépare et me disent qu'ils sont aussi là pour les bateaux. Findus attend depuis 2 semaines et Wello désespère.

À Murcia, c'était Hatifa et Alfredo. Ici c'est Findus et Wello, rejoints bientôt par Luisa, Clara, Mants le pourvoyeur antigaspi, Waldemar le loubard de 60 berges, arrivé dans la "jungle" à 18 ans et Juan-Antonio et sa poussette. Tous ces microcosmes que je rencontre et auxquels je me greffe temporairement ont tous leurs particularités mais tous sont identiques dans la générosité rayonnante qu'il distille, l'amour de l'instant qu'il prêche et la confiance assurée dans cette nourriture intarissable qu'est la vie.

Autour du feu, dans notre "jungle" collective qui a vu tant de feu avant le nôtre et tant de marginaux et d'idéalistes aux pieds usés, chacun raconte son histoire. Tous européens, tous jeunes, tous en quête de sens, tous persuadés de pouvoir en trouver un peu sur la route. J'ai la désagréable sensation d'être un grain de sable qui se croit pierre, ou d’être aussi original un touriste qui payerait mille euros par jour pour une cérémonie chamanique avec siège chauffant et ayahuasca goût fraise. C'est désagréable mais faut s'y faire. Partout, le phénomène voyageur, même baroudeur, est tenu par l'Europe, dont les récits entretiennent les imaginaires des pairs qui suivent. En cause, cette évidence : on ne voyage pas quand on doit survivre. Malgré ces considérations, je me persuade que l'originalité de chaque voyage réside dans l'intensité charriée, le cœur parsemé, la vérité partagée.

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Luisa qui jongle pour attirer les badauds dans nos filets.

Parfois, quand mon corps est fatigué, que mes jambes, automates débordés, accélèrent et s'emballent, que mes yeux n'ont plus d'ancrage, que mon genou droit grince de plus en plus, je me demande à quoi bon. Quand le besoin d'une douche est rattrapée illico par son impossibilité, quand l'envie d'un plat chaud coupée net par son prix, je me dis tant pis. Et puis tout ça bout et se lie, le superficiel fond et laisse place à l'essentiel, au brut et le voyage peut commencer. Plus tard, rarement mais étincelant, le saisissement trouvera des interstices dans lesquels louvoyer pour provoquer l'émerveillement. Le prix de la quête est lourd et la récompense est maigre mais quand elle advient, le voyage prend tout son sens. Comme l'ascension d'une montagne, le voyageur mise tout sur du vent, il n'est sûr de rien et ça pendant longtemps. Il est déçu parfois, frustré aussi, mais s'il endure assez longtemps la route et qu'il ne perd jamais de vue ce qui l'a fait partir, alors un jour il voit et il n'oublie pas. Alors il recommencera sans cesse