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GR G1 : découverte de la Guadeloupe par les ampoules

GR G1 : découverte de la Guadeloupe par les ampoules
Abstract Landscape, Frantisek Kupka, 1913, ©CC0 Public Domain Designation

Jour 1 : que du stop. Après avoir planifié l​e trajet, on se jette sur les routes en embrassant une dernière fois tata Gaële. Fini les tartines beurrées du matin et la clim du soir. Désormais, retour au roots et à l'imprévu.

Après 3 heures de stop, on arrive à Vieux-Fort, à l'extrême sud de la Basse-Terre. On pose le tarp près d'une voiture sur un parking enherbé au départ de la rando, sur ce qui nous apparaîtra le lendemain comme étant un lieu d'aisance pour chiens avoisinants. Mais comme aucun lieu n'est à jeter, celui-ci fait l'affaire. D'ailleurs les chiens le savent et, jaloux, sont venus aboyer dans notre direction pour nous maudire de les obliger à choisir un lieu alternatif pour ce soir.

On entame la trace des monts caraïbes et le tracé du GR G1 par quelques solides dénivelés, dans une forêt humide et dense. Collants et transpirants, on est directement mis dans l'ambiance. Tout ce qui nous entoure nous évoque les mêmes choses avec Clémence : avec ses multitudes de formes, l'eau laisse ici une richesse éblouissante et la taille de certaines plantes nous stupéfait.

Bientôt une canne à pêche

Après 2 heures de marche, on vérifie la carte et on s'aperçoit qu'on a dévié. On a fait 1 heure en trop alors on réajuste et on arrive bientôt à Gourbeyre, petit bourg proche de la ville de Basse-Terre. Fatigués, on se rend compte que notre corps est encore trop mou pour ce qui vient. On se réconforte avec un casse-croûte de brie, pâté et pain. On sait que les choses qu'on déguste là seront certainement les derniers éléments réconfortants avant les boîtes de conserves parce que sur le trajet, il n'y a pas de villes, pas de ravitaillement, pas d'autres options : Là-haut, la forêt vit seule.

Si seulement j'avais cette compétence...

On mange du béton en voiture, accompagné de Romuald, qui élève des bœufs "pour pas rentrer trop tôt le soir". Il nous dépose au début du sentier et au loin, dégagée par moment, on aperçoit la Soufrière.

La trace passe par des habitations et des plantations qui ont toutes, ou presque, l'air abandonné. Puis elle bifurque et coupe sec au nord direction la citerne et le lac Flammarion, retenue d'eau adjacente au volcan. Le chemin, balisé sentier de Grande Randonnée, n'est en réalité qu'un passage boueux et encombré, aménagé pour faire passer l'énorme gaine d'où l'eau coule jusqu'en bas. De plus en plus abrupt, je maudis le stagiaire qui, pour ajouter du contenu à ses cartes, a décidé d'appeler ce chemin la "trace des poteaux". Des poteaux, il y en a en effet, tout le long de cette ligne droite qui monte comme un téléphérique vers la station amont. Mais de trace, il n'y en a guère et c'est à la force des bras, après avoir trouvé un câble électrique tendu, qu'on se hisse péniblement vers le sommet.

Ceci n'est pas un chemin : c'est une trace !

Clem s'écorche les bras et les mains sur chaque plante qu'elle croise et moi je tombe dans chaque trou, qui m'accueille avec autant de délicatesse que Darmanin qui accueillerait un Érythréen chez lui. Heureusement, au bout d'un sacré moment, on arrive enfin à la citerne, où le refuge nous attend. Mais toute chose méritant le triple d'efforts dans cette jungle qui vous exténue, les seuls refuges qu'on trouve sur ce plateau sont des vieilles infrastructures électriques où la moisissure vit en colocation avec les plantes coriaces qui ont su se faire une place. On regarde la carte et on réalise que l'abri de la citerne se trouve, chose sensée s'il en est, à une heure de ladite citerne. On s'échange un regard et on dose la fatigue de l'autre. Je sens que la trace des poteaux a entamé le moral de Clem et elle hésite. Finalement, on décide d'y aller. 1 heure pour l'espoir d'une nuit au sec, c'est suffisant pour vous mettre deux humains en mouvement.

Les murs, ici, sont tout vert !

Le sentier bétonné est recouvert de plus en plus par une végétation épaisse, jusqu'à un panneau annonçant "sentier interdit". Je lis rapidement et informe Clém : en 2020, éboulement a coupé la trace et rendu inaccessible l'accès au refuge. "Ça fait 4 ans, ils ont certainement du trouver une solution depuis, non ?". Clém acquiesce et on continue.

À notre gauche, sur une paroi haute de plusieurs dizaine de mètres éclairée par la lune, la mélodie de l'eau qui s'écoule, fluide, apaise ma perplexité. Quand on marche, on en oublie parfois la beauté qui, souvent, est le moteur premier de ces efforts qu'on accepte. Alors j'admire et rien d'autre. Ça me rappelle les Pyrénées le jour où, cherchant un refuge, l'humeur sereine et douce du soir ariégeois calmait la mienne, inquiète de ne pas trouver du chaud où dormir.

L'eau qui chantait à mes oreilles recouvre à présent mes chaussures trempées. Le béton s'est arrêté de couler sur la voie, recouverte de tous les végétaux du monde humide. La trace n'est plus qu'un souvenir fuyant, une vague réminiscence. Son squelette rachitique est enseveli sous les herbes et le sillon que l'eau a tracé est à peine assez large pour y enfoncer un pied devant l'autre. Trop fatigués, trop entamés, on s'enfonce sans réfléchir. Ça dure plusieurs minutes. Les trous, les plantes, encore ceux-là et puis celles-ci. C'est la trace des poteaux qui revient, sur du plat au moins, et là, on sait que dans 30 minutes, on sera arrivé, réfugiés. L'idée nous aimante et on devient indestructibles.

Et puis ce que je vois me semble un "joke" comme disent les québécois. Il me faut quelques minutes pour digérer que, devant moi, s'étale un trou de plusieurs dizaines de mètres de profondeur et d'autant de long. Impossible de traverser. Clem me rejoint et on constate, à deux, que le sentier est toujours interdit parce que le trou est toujours là. Moi, je veux continuer quand même. Hors de question de dormir sur le plateau, dans les blockos humides du père Flammarion. Je pense que, par le côté, on pourrait peut-être contourner. C'est hasardeux et risqué mais je n'ai que ça. Clem, elle, est plus prudente et raisonnable. Un éboulement, c'est jamais vraiment fini, nous disait encore ce matin Victor, randonneur aguerri, et avec la pluie et l'humidité, un pied posé au mauvais endroit et c'est tout l'orchestre qui reprend sa partition.

À perte de vue ©Clémence Barbier

Finalement, on décide d'y aller. Un peu plus en forme, j'ouvre la voie et tente de repérer un passage par l'amont où coule une petite cascade. Clem reste en face et me guide avec sa frontale. Je m'efforce, sur des cailloux glissants, de dénicher la voie que je sens proche. Je trouve enfin, dans une petite voie, une corde usée qui m'aide à descendre. Avec cette corde, je suis maintenant persuadé qu'un passage existe. Je bifurque sur la gauche, en gardant la lampe frontale en vue et j'arrive dans des herbes hautes : en face, Clem et son phare me regardent. Elle me rejoint et on reprend. La suite ne sera qu'humides pérégrinations, au bout desquels jaillira, comme un soleil en hiver, le totem tant imaginé. Devant nous, la première chose que je remarquerai sera la citerne attenant au refuge permettant de récupérer l'eau de pluie. Sur ce grand plat débroussaillé, à 10 heures du soir, je pense "on va pouvoir prendre une douche.

Vue artistique du totem tant imaginé

Jour 2 : il est midi et il a plût toute la matinée. Pas des ondées, pas de la pluie normande, non. De la pluie tropicale et quand il pleut ici, c'est tout le paradis qui pisse sur Terre, évêques et nouveau-nés compris.

À la faveur de l'accalmie la plus franche, on décide de se mettre en marche. On s'enfonce sur la trace boueuse et glissante. Tout y est liquide. On pense voir du sol, on est rassuré, on pose le pied et on finit avec de la boue jusqu'aux genoux.

Avec de la maîtrise, on peut glisser sur le cul tout du long

Après 2 fois le temps estimé normal pour descendre, nous voilà aux abords des chutes du carbet, l'une des grandes attractions de la Basse-Terre. Ici, tout est aménagé, avec des rampes et du grillage pour la sécurité des touristes. On randonne même sur des marches ! Oui des marches, comme pour monter au 2e niveau d'un centre commercial. Faut les ménager ces touristes qui payent si cher leurs sorbets coco mais pour nous, la pause est de courte durée.

L'une des 3 chutes du Carbet

On arrive à une intersection avec plusieurs itinéraires. L'un d'eux annonce "itinéraire dangereux" et devinez quoi ? C'est celui que le GPS nous demande de prendre.

50 nuances de vert

Au début, on se dit "bon y a de la pente, ça glisse mais franchement ça va, ça se fait". Et puis on arrive à des pentes tellement pentues qu'il faut les escalader. Sans les lianes, les cordes et autres branches d'arbres, j'aurais fait demi-tour. La paroi était tellement glissante qu'il aurait été impossible, ou très dangereux, de continuer.

On s'amuse, on se muscle

Après plusieurs minutes de marche, on finit par trouver du plat et puis cette rivière orange. Je me crois dans l'Amazonie et j'ai la sensation étrange d'être un espagnol conquérant du XVIe, sans égards ni connaissances, qui ne convoite que l'or dont il rêve chaque soir. Et moi, quel est l'or que je cherche ?

Je décide de me baigner dans cette eau si particulière. L'odeur et le goût me rappelle quelque chose et à ma mémoire revient cette randonnée avec Marie et Arthur où Marie m'avait montré une eau au goût similaire. C'est le fer, disait-elle, qui donne cette couleur.

L'Amazone en Guadeloupe

On reprend la route et au loin, on aperçoit les fumerolles de la Soufrière. La nuit tombe, le ciel est dégagé, les étoiles peuplent en famille l'espace laissé vacant par les nuages. On atteint le "refuge", ou plutôt le bunker qui, cependant, fera largement l'affaire.

La deuxième couche et on emménage

Jour 3 : j'ai rêvé qu'une femme noire en t-shirt rouge s'attelait à défaire ou refaire l'un des nœuds qui tenait mon hamac en place. Les rêves qui s'activent en bivouac sont toujours les plus vivants, les plus symboliques, comme s'ils ne sortaient qu'en présence de contextes particuliers, avec air frais et nourriture limitée comme prix à payer. Et là, cette femme avait été là cette nuit devant moi, j'en étais persuadé.

Il a fait froid et comme je ne dors plus plus, j'entends vers 5 heures du matin trois types débarquer dans notre bunker. Je me frotte les yeux comme pour leur faire remarquer qu'ils sont dans mon espace de sommeil (partiel) mais ils ne bronchent pas. Certainement qu'ils doivent prendre ce bunker pour un refuge dont on se sert quand il pleut, comme c'est le cas dehors. Tant qu'à ne pas dormir, autant que ça serve, alors je leur pose des questions. L'un d'eux, Saadim, un irakien arrivé à 4 ans en Guadeloupe, me parle d'un éboulement de plusieurs centaines de mètres sur le chemin qu'on prendrait, à 4 heures d'ici. A confirmer, rajoute t-il, et pour ce faire, il me donne le numéro d'Evans, un ami à lui, l'apôtre du GR, la boîte à conseils, l'organiste des traces en Basse-Terre. Evans nous rassure : l'éboulement n'est pas sur notre tronçon et la trace est "accidentée mais praticable". Avec une vague idée de ce que ça peut bien vouloir dire, on commence le parcours. Moi mou, Clém énergique. À deux, c'est tout le secret : ne jamais avoir la même humeur au même moment permet d'équilibrer constamment.

Vue dégagée de la Soufrière, merci et bravo Clémence pour la photo 😎

On hésite à passer voir l'épave du Douglas DC-3 qui s'est écrasé ici avec du cuivre, du pain de mie et des poulets vivants en 1971. On renonce finalement. Les temps de trajets qui s'allongent et ce qu'on a connu hier nous invitent à la prudence.

1 tonne de poulets jamais retrouvée, c'est fou ! ©Jean-Charles TEMPIER

La brume nous accompagne jusqu'à ce qu'on atteigne la ligne de crête et la "grande savane", où on déchante solidement : la trace, non marquée, est ensevelie par la même végétation qui, hier, nous a coûté tant de ralentissements. Au début, on tente d'éviter les flaques, on bute quelques fois mais on tient. Et puis arrive un moment où le pied trempe dans la boue comme le pain dans la sauce et là on abandonne toute délicatesse. On envoie le corps tout entier buter contre les plantes, on arrache, on plonge. Si on y tenait pas tant à ces dents qui nous servent les soirs à croquer nos conserves, on les abîmerait volontiers sur ces plantes qui nous freinent avec tant de zèle. Au final, on se prend trop de gifles pour encaisser alors on tente l'autre stratégie, celle des rusés, qui évitent, autant que faire ce peut, les coquines vertes étendues, et surtout, on se prévient. Ce matin, on parlait de tout, de nos vies, de nos projets, de nos parents, de nos peurs. Là, on se contente du minimum militaire en criant " branche là" ou "trou ici". La communication n'a qu'un but : éviter à l'autre les désagréments qui viennent de vous marquer la joue ou le bras d'un long trait qui saigne. Le problème, c'est que ça s'arrête jamais ces histoires. On se dit qu'il y a bien un carrefour où ça va désemplir, un coin où ça sera plus "praticable". Pensez-vous ! La nature, pudique comme un anglais, a mis toutes ses couches et elle vous punit quand vous y posez les pattes pour espérer passer. Non seulement ça ne désemplit certainement pas mais en plus, ça empire menu : des arbres couchés sur la voie par le vent furibond ; des sillons creusés par l'eau qui nous servent de sentiers ; la pluie, qui se transforme en bâtons d'eau et qui tombe raide à travers les feuilles, qui n'arrêtent que le soleil qui pourrait nous réchauffer. Dans cette mélasse argileuse qui nous accueille, on continue quand même et on entonne sans arrêt "c'est ça la trace ?". Oui oui, c'est bien ça, ce passage à flanc de falaise sur des fougères couchées. Oubliez le sol, la fougère commande désormais. Vers Morne Bontemps, le chemin fait au plus large 30 cm. Des éboulis ont scarifié la trace et les pieds, qu'on posent à tâtons, touchent parfois de la terre gorgée d'eau incapable d'accueillir mes 80 kilos, pour sûr.

Escalader des parois glissantes, ramper et sauter s'avèrent être, dès lors, les suites logiques de notre marche symphonique tout en crescendo. Et puis on arrive à hauteur d'un cours d'eau. En face, on remarque des empreintes de GRdistes, encore fraîches, qui nous rassurent sur la direction. On traverse mais après plusieurs minutes de recherche, on ne voit aucune trace. Devant nous, seulement des arbres couchés, agglomérés, aussi nombreux que des irlandais dans un pub à 6pm. Où est la trace ? Où est-elle passée ? Voilà les questions qui nous occupent et qui nous décident à passer au dessus des arbres. Je passe en premier et m'enfonce dans la forêt. Je pensais trouver du sol mais ce sont des racines instables et cassantes qui me maintiennent difficilement. Je m'enfonce toujours plus au point de ne presque plus entendre Clém. Elle finit par me rejoindre et on tente à deux. Mais la végétation est tellement dense qu'on voit à peine à 2 mètres. La trace pourrait être dans les zones qu'on inspecte qu'on pourrait ne pas la voir. On navigue à vue, dans ces eaux boisées, comme deux enfants qui se croient plus forts que le courant, et quand on décide enfin de faire demi-tour pour retourner à la rivière, la rivière a disparu. Derrière nous, des arbres qu'on ne reconnaît pas. Je suis persuadé d'avoir été droit devant moi mais quand je rebrousse chemin, rien de ce que je croise ne m'est familier. J'essaye de passer une tête hors de la canopée pour m'aider mais je ne vois que des arbres identiques, des arbres ici et là, comme si tous étaient censés se retrouver aujourd'hui ici. J'ai beau casser les branches qui m'empêchent d'avancer, de remonter les pistes que je pensais avoir emprunté, rien n'y fait, c'est pire qu'avant. Quand je regarde Clém, je m'apprête à y voir le reflet de la peur qui grandit en moi. À la place, la voix pleine d'assurance et de sang-froid, elle me dit "je crois qu'on s'est perdus". Oui, je crois qu'on s'est perdus aussi et je crois que c'est assez grave pour qu'on ait besoin de le dire. Elle rajoute "sur le GPS, la trace est indiquée juste là, droit devant". Son sang-froid me stupéfait et me donne une force nouvelle. On décide de faire confiance au GPS, qui, jusqu'alors, ne nous a jamais fait défaut. On suit le point numérisé et on avance coûte que coûte. En mode bulldozer, je lance mon corps au devant, comme un Vendéen contre la Révolution. Je m'active aussi et surtout parce que la nuit commence à pointer et que la pluie crache encore plus fort.

Notre trace complète ©Clémence Barbier

Après les arbres et les palmiers, je tombe nez à nez avec des fougères hautes de deux mètres. J'avance sans savoir si le sol sera sous mon prochain pas. J'écarte, je pousse, je repousse, je casse, et au bout d'un long moment, je vois des fougères couchées et l'horizon presque visible : la trace ! Je me retourne vers Clem et on exulte. Si je n'avais pas été aussi fatigué et pressé de trouver le prochain refuge, j'aurais pleuré, tout vidé ici, là, avec la guerrière qui m'accompagne, qui m'aurait sûrement relevé avec ses yeux qui aurait crié "courage". À la place, on reprend la trace, petite, frêle et boueuse, un paradis dans cette jungle où on venait de goûter la randonnée hors piste. On se regarde et on se promet qu'on ne perdra plus jamais la trace : 2 heures après, on l'aura perdu à nouveau, par 2 fois. Mais même avec ce qui nous est arrivé ensuite, même après l'épuisement moral qui imprègne la marche infinie où tout semblait contre nous, même après que les jambes et les bras et les mains ne fassent plus mal du tout, après qu'on ne sente plus rien, après que l'humain qui vous habite ait laissé place à la machine qui vous fait survivre, même là, on se disait " ça aurait pu être pire" parce qu'en effet, on aurait pu perdre notre GPS, l'un de nous aurait pu se blesser, on aurait pu ne jamais retrouver la trace. Alors quand la lampe frontale de Clémence lâche, la guider pas après pas avec la mienne et avancer de 15mètres par minute est une anecdote futile, rigolote même, parce que toutes les choses qui ne nous sont pas arrivées nous paraissent tenir du miracle.

Le beau, appréciable depuis les hauteurs de l'effort

Les 700 derniers mètres sont indéniablement les plus longs de ma vie. Éviter les trous, serrer à droite, éviter les flaques, ne pas glisser ou du moins se rattraper à temps, escalader des parois, des cordes, des échelles puis descendre ces parois, ces cordes, ces échelles. Toujours la même rengaine mais le refuge, lui, n'arrive pas. Je ne bronche pas, mon corps non plus, et si ma jambe faiblit, c'est mon bras qui la soulève.

Tricheur !

C'est sur un petit plateau dénudé qu'apparaît le refuge de Morne Incapable. Quand on regarde la montre, on s'aperçoit qu'on a marché 17 heures, en s'arrêtant peut-être 3 fois pour boire. Le reste, c'était de l'automatique. J'en garde le souvenir d'un corps que j'ai découvert, aux capacités insoupçonnés. Mais c'est surtout une partenaire d'aventure que j'ai gagné, avec de l'acier trempé comme volonté et le sang-froid d'une astronaute.

Astronaute ET photographe

Jour 4 : repos, bien sûr. Nus dans une cabane où personne ne risque d'arriver (et s'ils arrivent, on les embrasse tel quel), on passe la journée à essayer de faire sécher nos vêtements et à s'émerveiller de la beauté de notre maison éphémère. Ce qui, hier, était invisible pour nous, robots, devient à présent le spectacle du jour. Perché à plus de 1000 mètres d'altitude, on a en face les montagnes vierges qui nous encerclent.

La journée coule sur nous. On se réchauffe à la moindre éclaircie, on masse nos douleurs, on panse nos plaies. Le contraste avec la journée d'hier est saisissant. J'ai l'impression qu'hier n'a jamais été et si je n'avais pas ces entailles pour me la rappeler, je ne l'aurais peut-être plus en tête. Allongés dans l'herbe humide, fumés par le soleil qu'on aurait tant aimé hier soir, la douceur qui se dégage est un cadeau qui ne s'apprécie pleinement qu'à l'aune de la douleur qui la précède.

Vient enfin la nuit et avec elle le seul repas du jour. Au menu, salade mexicaine en boite, sardines en boite et une poignée de cacahuètes salées chacun. Pendant qu'on savoure, on regarde la carte et on réajuste. Il nous restait 20 kilomètres. En abrégeant par la voie la plus rapide, on peut s'en tirer avec 9. On acquiesce vivement.

Jour 5 : lever 5h30. La pleine lune éclaire le dehors, rincé par la pluie. On remballe nos slips et nos culottes à demi-secs et on enquille. 9 kilomètres, à environ 1 kilomètre/heure, comme hier, ça nous envoie à 9h de marche, oui madame, alors faut pas traîner.

Le début de la trace nous rappelle des mauvais souvenirs. Les mêmes plantes, obstruant les mêmes lignes étroites tracées par la même eau qui finit dans les mêmes flaques. On reste sur la ligne de crête et soudain, en contrebas, on aperçoit une rivière. On y descend et on s'y arrête. Quand l'eau rencontre ma bouche, je frissonne. Sûrement pas parce que cette eau est bonne. Ce qui me fait frissonner, c'est tout ce qui nous entoure, tout ce qui constitue ce moment, l'acmé que cette eau fait naître. On marche depuis 3 jours, on s'arrache la peau gratuitement sur des sentiers à peine balisés il y a 10 ans. Tout ça, c'est dur, et d'un coup, on vous met sur votre route un décor biblique, avec, perdu au milieu des crêtes, un cours d'eau qui rehausse tout. Ce qui me fait frissonner, c'est ce que ce moment, je le sais, est à présent gravé en moi et fait parti de ceux que j'invoquerai quand ça ira mal et quand il faudra du chaud dans mon cœur solitaire et refroidi par les creux de la route.

Les branches cassées des philodendrons nous ont guidé sur tout le trajet.

À partir de là, tout a été mieux : la route, l'humeur, le temps. Après un arrêt au refuge des 3 crêtes, où on a laissé un mot dans le livre d'or pour prévenir l'humanité randonneuse de la dangerosité de cette "trace", on est redescendu doucement jusqu'à rejoindre la civilisation qui, chose étrange, ne s'était pas arrêtée pendant notre absence (où s'était-elle arrêtée ? Je n'en saurai jamais rien).

Beau, recouvre-nous de tes promesses

Je pourrais conclure en vous disant comme tonton Rousseau qu'il "n'y a point de bonheur sans courage, ni de vertu sans combat" ou, comme papi Churchill que ni le succès ni l'échec comptent sinon le "courage de continuer". Je vais plutôt vous dire que j'ai découvert des choses que je ne savais pas, de moi et de celle qui a bien voulu m'accompagner et que, chaussettes trempées, l'appréciation des choses qu'on vit est beaucoup plus net quand y est plutôt que quand on est, comme là, assis sur un lit bien douillet, avec des tartines beurrées les matins. "Ben alors retournes-y dans ta jungle eh Brousseman". Eh bien, j'y retourne, pour le meilleur et pour le pire.

Sultan, chat mignon de fin d'article (mignon mais con)