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Des chiens errants et des voitures sans plaques

Des chiens errants et des voitures sans plaques
The Old Guitarist, Pablo Picasso, 1903-1904, ©CC0 Public Domain Designation

Comme un éclair. À peine le postérieur a touché le siège que le générique de fin s'affiche déjà. Isla Margarita, nous n'aurons eu de toi que des pizzas, du carton qui se prétend pain et des ennuis coûteux.

Tout avait pourtant bien commencé. Au Marin, après plusieurs semaines de recherches, je reçois un appel :"Salut c'est Patrick, le pote de Serge. Tu avais appelé pour l'annonce qu'il avait laissé, on vient de revenir de Cuba, tu es toujours partant ?". La surprise me chipe quelques secondes. Puis, je remets les billes en place. J'avais en effet appelé un Patrick dont l'annonce demandait un équipier pour quarts de nuit sur Bavaria 42 destination Isal Margarita, Venezuela.
3 semaines que je cherche et au final, c'est le premier appel qui m'envoie, potentiellement, sur le continent ? "Tu es dispo pour qu'on se voit ce soir ?". Oui, oui, ce soir, demain, après demain. Mon quotidien de hitiste (en Algérie, fait référence à ceux qui, toute la journée, s'adossent aux murs comme s'il fallait les soutenir. "Hith" en arabe signifie mur) dont le mot amuse Igor, l'ami polonais qui m'accompagnait parfois dans mes sessions d'attente sur ma chaise de camping trouvée ici, n'a d'autres horizons que la prochaine heure où j'irai jeter un œil aux poubelles d'Auchan ou la prochaine page de Molière ou de Monod que je tournerai.


Vers 19h30, je débarque sur le quai où le Bavaria 42 est arrivé quelques heures avant. Je rencontre Serge, jeune retraité cheveux poivre et sel, arrimé à l'île de Cuba dont il est tombé amoureux il y a quelques années, comme moi. Deux heures plus tard, on se quitte. Quand j'y reviendrai quelques jours plus tard, je ramènerai mes affaires et deux fellow hitchickers, Emma et Guillaume, que j'espère faire embarquer. À plusieurs, les navs sont toujours plus cool.

Un lézard pour la route

On sera finalement 5 à embarquer (Jules, le dernier arrivé, dormira sur la banquette) destination Margarita où Serge s'est fait conseiller la réparation de son bateau. Des petits pois pas digérés, des quarts de nuit et du vent d'est, voilà tout ce qu'il me reste de cette navigation de 3 jours, où le corps prend son temps, un temps qu'il faut lui laisser en assumant la culpabilité de n'en faire pas assez, comme disait le copain George au Marin, vieux loup convoyeur de bateaux et malade tranquille à chaque nouvelle livraison.Malgré ces jours absence, il en est d'autres où j'étais bien là et celui qui nous vit approcher puis accoster l'île restera gravé dans ma mémoire. De loin, on penserait "qu'elle est belle cette île, quelle ressemble à São Vincente, avec ses montagnes séchées, ses plages immenses, ses côtes escarpées". Et plus on se rapproche, plus le décor exotique de l'île cap verdienne s'évapore pour laisser pleine place à un désert humain, glauque à souhait, où des squelettes de "resorts" et de parcs d'attraction vous font douter que l'île soit encore habitée. L'impression que la fin du monde est finalement advenu durant ces 3 jours sur l'eau nous traverse tous. Cette bonne blague de marin "imagine que le monde se soit arrêté pendant qu'on y était plus", celle qu'on a tous faite, surtout en transat, cette fois-ci, c'est la bonne. Les plages paradisiaques désertes le confirment et dans nos yeux, le sentiment d'incompréhension devient difficilement supportable, bien plus que le soleil de midi.

Passoire pour géant
Passoire pour géant

Alors que l'on s'enfonce dans la baie, on aperçoit la marina au loin. Du béton comme si la Terre en avait commandé pour refaire sa croûte et une dizaine de bateaux, soit des très luxueux soit des militaires. Au loin, un homme agite les bras dans notre direction et nous invite à s'amarrer le long d'un quai. Ah ces moments où, si vous aviez fait demi-tour à temps, rien n'aurait été pareil. Évidemment, cet article n'était pas encore disponible et le malaise qu'on éprouvait devait être étouffé par la fatigue et la curiosité qui nous hantait. On a accosté et le temps s'est figé. Les officiels ont défilé, tous voulaient monter sur le bateau, tous voulaient leurs photos, pointant des objets, des outils, des équipements, des appareils, et toutes sortes d'autres choses qu'il fallait montrer pour montrer mais surtout pour se montrer, pour rentrer le soir dans ses foyers ou dans les bureaux de son patron en disant "c'est moi, ici, à droite de ce bateau français, que j'ai arrêté et inspecté". Quand le responsable de l'agence nautique, genre de super intendant de marina, nous annonce que le bateau et son propriétaire doivent quitter le territoire tous les 3 à 6 mois en payant, à chaque entrée et sortie, la somme de 1800 dollars US, Serge, boule d'amour et de gentillesse, dit qu'il ne peut pas, qu'il n'a pas tant d'argent, qu'il a compté, qu'il a vérifié, mais qu'il n'a pas assez. Sa carrière en tant que mécano ne lui a pas permis de stocker ce qu'Arnault a du payer un jour pour 6 cravates en poil de Dodo. Alors il refuse. Dès lors, les contrôles deviennent interminables, les fonctionnaires de plus en plus zélés, dont un qui fait monter son chien renifleur à bord, celui-ci s'endormant presque à chaque nouvel endroit que son propriétaire exige vainement qu'il fouille.

"O Captain! My Captain!"

Loin est la Martinique qu'on a quitté et bien plus loin nos passeports, dont nous ignorons qui exactement les détient. Arrivés à midi, il fait nuit quand les plongeurs de la douane débarquent. Ils doivent, selon la procédure, qu'ils inventent sûrement, contrôler qu'il n'y ait pas de drogues dissimulées sous la coque du bateau. Faire rentrer de la drogue dans un pays qui en produit et en fait constamment sortir, c'est aussi drôle et singuliers que de ramener ses moufles et ses skis à la Barbade. Coût du contrôle : 500$.

Cette île nous a laissé le plus désagréable souvenir de ce pourtant magnifique pays qu'est le Venezuela. Le réconfort, nous l'avons trouvé en partie dans les pizza margaritas mangées à Margarita le soir même et dans les deux interactions avec des vénézuéliens, qui nous ont avoué que le gouvernement corrompu les étouffait autant qu'il étouffe les touristes, mais que le 28 juillet prochain, jour d'élections libres que le pays n'a pas connu depuis une décennie, sera le jour où tous les officiels malicieux et usurpateurs finiront dans une urne qu'on scellera pour toujours. Une partie de moi a envie d'y croire, d'y être, mais une autre, cynique, se dit que les chiens errants, les gros SUV sans plaques et les bateaux luxueux, appartenant sans doute à la caste la plus privilégiée, que j'ai vu aujourd'hui, sont les symptômes d'une maladie qui ne met pas un jour à guérir et les millions de vénézuéliens et vénézuéliennes qui ont quitté leur pays ces dernières années seront sans doute d'accord avec moi.
Le Venezuela, pays prospère il y a 40 ans, dont les échos de la richesse se trouvent encore à Margarita, est aujourd'hui un paria du continent. Dire que vous êtes vénézuélien en Amérique latine, c'est comme dire que vous êtes rom en France. On vous attribue des manières d'être et de faire, on se méfie de vous, on vous isole.

Après tout ce qu'il s'est passé et après que nous ayons dû faire demi-tour pour accoster à Carriacou, au nord de l'île de Grenade, je ne sens aucun regret. J'ai la sensation que j'y reviendrais quand il sera temps, et que, comme les âmes désespérées, fatiguées d'attendre, mais le cœur chargé d'un espoir compulsif, je crierai haut et fort :

"Viva Venezuela, su alma y su gente".

©Wikipédia