Comment entrer au Vénézuela ? (Partie 1)
Vénézuela me revoilà !
— Euh...non.
— Comment ça "euh...non" ?
— Ben c'est pas si facile de rentrer au Vénèze. Suffit pas de le dire pour que ça marche.
— Oui je sais, mais j'y suis déjà rentré au Vénézuela.
— Par Los Roques. Là, par la Guajira, par laquelle tu es sorti, c'est différent.
— Différent oui, j'en suis sûr. Mais cette fois-ci, je suis prêt.
— Ah oui ?
— Oui ! Cette fois-ci, j'ai un plan... et une arme.
— Tu penses que ça sera plus facile de rentrer au Vénézuela avec une arme ? Tu as conscience que le Vénézuela, c'est la Russie de l'Amérique du Sud ou pas ?
— C'est une image. Mon arme à moi, c'est les mots...
Du pont Pumarejo à Barranquilla jusqu’à la ville de Paraguachón, qui marque la frontière entre la Colombie et le Vénézuela, la compagnie d'Eduardo et de Josefina, vénézuélien et vénézuélienne en Colombie depuis respectivement 10 et 9 ans, me rassure. Cette fois-ci, je ne suis pas seul, comme la première fois.
Eduardo et Josefina veulent rentrer chez eux. Une décennie passée en Colombie, sans jamais rentrer voir leurs familles, ça fait beaucoup. Eduardo m'avoue que l'ambiance ici lui pèse. "Les gens te regardent avec beaucoup de méfiance quand ils savent que tu viens du Vénézuela".
Ce constat, tous les migrants vénézuéliens pourraient vous en parler, et moi-même, n'étant pas vénézuélien mais voyageant de la même manière, j'ai senti des regards de suspicion se poser sur moi plus d'une fois.
Mais après un voyage à l'arrière d'une "mula" (semi-remorque) en leur compagnie à travers les terres mystérieuses et redoutées du far-est guajirien, c'est finalement seul que je dois traverser la minuscule ville frontière de Paraguachón dans la péninsule de la Guajira car, contrairement à Eduardo et Josefina, je ne suis pas vénézuélien et dois faire tamponner mon passeport. Et dès que je les quitte, je sens l'étau des chauffeurs, des porteurs, des gardes nationaux vénézuéliens, tous ici pour me faire payer quelque chose, se resserrer.
Paraguachón, labyrinthe de sollicitations
Aux abords du poste frontière vénézuélien, après avoir obtenu le tampon de sortie de la Colombie en moins de 5 minutes, deux guajiriens à casquettes m'alpaguent. Je dégaine mon arme, dégaine mes mots.

Je démarre doucement en leur disant que je n'ai pas le tampon d'entrée sur le territoire vénézuélien, et que je dois me rendre au poste frontière pour l'obtenir.
Je ne peux donc pas, malheureusement messieurs, sauter, comme vous me le demandez, dans l'un de vos taco-taxis, alors même que votre insistance n'a éveillé en moi aucun type de soupçon sur la destination finale, qui ne serait-elle pas l'arrière de votre maison ou de celle de votre oncle, où vous me demanderez, poliment, de déposer l'intégralité de mes possessions sur une table prévue à cet effet, dans une réécriture moderne de "la bourse ou la vie" ?
Mais croire pouvoir berner les guajiriens sur leurs terres, c'est un peu comme croire que la pluie ne vous touchera pas si vous ne la regardez pas.
Ils avaient prévu ma réponse et, alors que je la termine enfin, ils me disent qu'il n'y a aucune raison de passer par les sentiers balisés. Ils m'indiquent une cabine où un cacique local, plus fort que tous les autres pokémons en uniformes, pourrait facilement m'obtenir le tampon que je convoite car, en plus d'être cacique, il est, quelle aubaine, cousin d'un des deux guajiriens.
Les mots me manquent et je ne sais quoi répondre à cette proposition généreuse. Pas besoin de répondre, je suis inéluctablement attiré vers cette cabine, escorté par mes deux guajiriens, qui me rappellent constamment qu'à l'issue, j'embarquerai avec eux pour un prix "muy económico".
Je ne dis rien et laisse planer le doute sur mon intérêt dans la proposition qu'ils formulent : 40$ la place (soit 160.000 pesos colombiens, ou deux fois plus que ce que le contact de confiance de Jésus me demande). Je veux d’abord voir ce cacique.

En rentrant dans la cabine, je le vois, assis, discutant au téléphone. Quand il dépose son téléphone, les guajiriens lui parlent de mon cas, et le chef m'inspecte de la tête aux pieds. Il me fait enfin un signe de la tête, et nous sortons pour nous diriger vers le poste frontière.
Je suis partagé. D'un côté, cet homme pourrait très bien avoir les ressources et les contacts pour me faciliter les démarches. D'un autre, comment pourrais-je jouer, de manière crédible, la carte du vagabond solitaire sans argent quand la possession d'un passeport français dit tout l'inverse ?
Je ne peux l’arrêter pour lui dire que je n'ai plus besoin de son aide alors secrètement, je prie pour qu'il échoue.
Au final, le chef entremetteur en question n'est autre qu'un passe-partout sans charge, chef d'une cabine sans clim ni ventilo, et je souris avec soulagement quand il demande à l'un des agents migratoires d'intercéder en ma faveur et que celui-ci répond : "qu'il fasse la queue comme tout le monde".

De ce chef sympathique et rond, j'obtiens néanmoins un outil indispensable au bon déroulement de mon plan qui se forme peu à peu : le code wifi.
Déroulement du plan : premier round
Alors que l'agent migratoire m'a informé des prérequis à l'entrée sur le territoire vénézuélien (une carte d'invitation notarié, hors de prix, ou une réservation d'hôtel), les infatigables guajiriens, passant leurs têtes au-dessus du grillage qui nous sépare, me sifflent pour attirer mon attention :
— Eh catiré*, viens voir (je viens). Alors t'as eu le tampon c'est bon, t'embarque avec nous ?
J'hésite à moquer subtilement l'intermédiation de son cousin-chef, qui m'a été aussi utile que des palmes d’apnée pendant des vacances au ski. Je me retiens.
— Non, j'ai pas eu le tampon, ils me demandent une carte d'invitation, qui est beaucoup trop chère, ou une réservation d'hôtel. Dans tous les cas, je dois payer.
Il n'a pas l'air convaincu par l'honnêteté de ma réponse. Il insiste :
— Allez, je te fais la place à 30$.
Comment lui faire comprendre que je ne peux toujours pas rentrer au Vénézuela mais que, même si je pouvais, je ne monterais jamais dans sa voiture ?
Dans le plan que j'ai prévu, cette phase, essentielle, s'appelle "la grelotine" (référence au jeu de Perceval dans la série Kaamelott, que je vous laisse découvrir ou redécouvrir ici).
À l'aide de mon arme, à présent bien aiguisée, je m’affère à inonder mon interlocuteur de mots jusqu'à ce que l'épuisement ait raison de son insistance.
Cette technique me vient de tonton Guy. Quand j'étais revenu en Polynésie en 2016, il m'avait raconté l'utilisation qu'il avait fait de cette technique à l'époque où il baroudait à travers le monde en bateau.
Dans un port où un agent quelconque d'une charge quelconque lui avait demandé, en anglais, de payer une somme quelconque (mais anormalement élevée), Guy le filou, avec son meilleur accent français, avait entretenu le quiproquo jusqu'à épuiser l'agent, qui l'avait finalement laisser partir...sans payer.
Très tôt, je sens que ça fonctionne :
— Non mais en fait...parce que...donc...c'est pour ça que...et il faut aussi que... donc...ce qui m'embête c'est...mais il y a aussi...et puis après... c'est comme...
Le regard de mon interlocuteur commence à se disperser. Il regarde à gauche quelques secondes, puis à droite quelques secondes, puis en haut puis en bas, pendant longtemps.
Il ne me regarde presque plus et, comme quelqu'un qui veut vous faire comprendre que ce que vous dîtes ne l'intéresse plus du tout (comme quand vous racontez, en détails, vos vacances d'été), il hoche vaguement la tête sans cohérence. J'en profite pour continuer :
— Donc... c'est pour ça... je vais essayer de... mais c'est pour ça que... donc... aussi il faut que...
Le round se termine quand je décide de l'épargner en filant vers le banc qui me sert de QG, et la wifi qui me sert de support au bon déroulement de mon plan.
Fin de la première partie.

*Au Vénézuela, "catiré" signifie blond ou blanc. Si vous êtes étranger, vous serez forcément appelé catiré.
Commentez, partagez, faites connaître si vous aimez, pour que je me paye des taxis de luxe depuis lesquels la misère du monde ne serait même plus visible, de la Guajira à Maracaibo, en passant par Caracas.
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