Cap au sud !
Fin de partie pour Clem et KoKo. Demain je pars en solo vers le Texas, elle reste ici, à Calgary, avant de repartir pour Montréal.
Martinique, reviens-nous. En baroude depuis 2 mois, nous partagions tout, les peurs, les joies, les craintes. Retour à l'intérieur désormais, dans la tête, et la petite voix me dit "KoKo, it's good to have you back".
Aux abords d'un parc d'attraction fermé, je démarre, plein d'énergie, à tendre le bras comme un porte manteau humain. 30 minutes plus tard, un pick-up fait un écart sur la route et s'arrête à une trentaine de mètres en aval.
"Je veux bien te prendre à une condition : on ne parle pas politique". Je souris à l'idée que ma destination ait pu le faire tendre vers une quelconque préférence politique. Il ajoute "tu n'as pas d'armes au moins?" en plaisantant à moitié. Je souris et lui répond que non, que je suis français et que je n'ai pas le droit d'en avoir ici (vivement que je me retrouve aux US pour pouvoir me balader dans les rues avec 3 fusils automatiques et un bazooka okaou).
Il s'appelle John, travaille dans l'industrie du pétrole, est curieux et rêve d'une chose : aller en France et devenir volontaire pour SOS Méditerranée. John est un insatiable, avec le goût du coup de main, et j'ai l'impression de déjà le connaître.
Il me dépose près de Brooks, et les voitures défilent pendant un moment avant que l'une d'elles décide de s'arrêter. Au volant d'un vieux pick-up rouge, Jessy, clope au bec, m'invite, d'un signe de la tête, à monter . Jessy est un homme de peu de mots et quand il parle, il fait très court. Il me laisse à Taber, près d'un John Deere et ses tracteurs luisants et pimpants fait pour labourer ces champs immenses et fertiles (et fertilisés) qui font de l'Alberta un pourvoyeur agricole fier et puissant.
À partir de là, j'attends. J'attends comme si j'étais payé pour. J'attends comme si c’était mon passe-temps. J'attends et j'attends. J'attends tellement longtemps qu'une femme promenant ses chiens le long de la route finit par venir à ma rencontre et me dit "l'Alberta, c'est une bande de rednecks conservateurs alors si tu veux que ça marche, peut-être que tu devrais zipper ta veste jusqu'au col, et puis marcher en même temps, pour leur montrer que t'es pas un fainéant". Elle s'éclipse et je consens à essayer sa méthode. Aussitôt en marche, une voiture s'arrête et me demande ma destination. Je ris légèrement, en repensant à cette femme peut-être magicienne, et je réponds "la frontière". Sue (nous l'appellerons "Sue" car j'ai oublié son prénom) fermier albertain, me propose de me déposer à un carrefour assez fréquenté. De là, il ne me restera qu'une quinzaine de miles, environ 25 km. Il me parle de son expérience d'agriculteur, désormais retraité, et des absurdités auxquelles il a dû faire face durant sa carrière, comme le prix délirant (1 million de dollars canadiens, soit plus de 600.000 euros) des moissonneuses high-tech qui ne servent aux agriculteurs que 3 mois dans l'année.
30 minutes plus tard, je descends. Il me salue et tourne en direction de Foremost. Le soleil commence à rentrer dans ses foyers. Je reste quant à moi sur cette longue route, à marcher sans qu'âme ne se presse ni se décide à s'arrêter. Malgré une journée ensoleillée et agréable (environ 5 degrés, ce qui, pour mon corps habitué au froid yukonais depuis plus d'un mois, est une température idéale pour envisager un pique-nique à la plage), le froid commence à émerger et je me demande ce que je ferais une fois qu'il aura recouvert toute la plaine.
Je garde espoir et, au bout d'une heure de marche, une voiture s'arrête. La fenêtre côté passager s'ouvre et deux hommes, chapeau sur la tête, longues barbes, moustaches rasées, habillés classe comme des valets de parking (j'apprendrais plus tard qu'ils étaient sûrement Amish), me demande où je vais. Quand je leur dis que je me dirige vers la ville suivante, l'un d'eux me dit "ok grimpe" tandis que l'autre, en même temps, jette un coup d’œil sur la banquette arrière et murmure "on a pas tant de place que ça", et la voiture fuse soudainement. Je la vois qui s'éloigne aussi vite que les akènes de pissenlit soufflés dans le vent et je me demande, en chevrotant de froid, ce qui a bien pu se passer là.
La nuit monte désormais et je dois sortir ma lampe frontale pour être vu. Mon pouce ne sert plus à rien, personne ne s'arrêtera en pleine nuit pour prendre un étranger dans sa voiture . J'ai froid, de plus en plus, de mieux en mieux, et j'en veux aux chauffeurs, dans leur voitures surchauffées, qui ne le savent pas et ne s'en préoccupent pas. Ils ne se préoccupent que d'une chose : laisser au moins 15 mètres de sécurité entre leurs immenses voitures de présidents étasuniens et moi. Ils ont sûrement raison. Après tout, la plupart des crimes horribles de ces dernières années, tous pays confondus, n'impliquaient-ils pas systématiquement un auto-stoppeur qui tremblait de froid sur le bord de la route et qui souriait stupidement avec une lampe frontale clignotant une lumière rouge sur les voitures ?
Après une heure de marche, je sors mon téléphone et regarde mes cartes : encore 5 heures de pour rallier le prochain patelin. Il est 19h, j'espère seulement que la station service sera toujours ouverte quand j'y arriverai. Et puis marcher me réchauffe, alors en avant. Derrière, j'entends une voiture arriver. Je lève le pouce machinalement, sans l'ombre d'un espoir. La voiture se s'arrête pas, évidemment, mais au loin, allant dans l'autre direction, une voiture ralentit puis fait demi-tour. Quand elle arrive à mon niveau, j'ouvre la porte et, malgré deux chiens qui aboient furieusement, j'entends le chauffeur me dire "man, what the fuck are you doing hitchhiking in the cold !?". Je ris un bon coup, il en fait autant, puis je grimpe à bord.
Mitch est un barbu costaud, mi ours mi bison, qui me dit qu'il sait ce que ça fait d'être à ma place, il y était aussi il y a pas si longtemps. Engagé dans l'armée canadienne, il est parti jeune faire la guerre aux talibans. Plus tard, dans les forces spéciales, il me confie qu'il a vu des choses horribles et que rien désormais ne le surprend. "It takes a lot of violence to be this kind". Alors qu'il était en Afghanistan, ses parents ont eu un accident de voiture et sont décédés. Son frère, également engagé, meurt au combat peu de temps après. Quand il revient au Canada, il n'a plus rien, ni famille, ni argent, ni travail. Aujourd'hui, il a une maison, un business qui tourne bien et de la sagesse pour 100. Son secret : "the mindset" me dit-il, comprendre la persévérance, qui influence notre motivation et notre foi en nous-mêmes. Quand je repense à Mitch aujourd'hui, je ne cesse de me demander comment et avec quelle type d’énergie extraterrestre il a pu se refaire une vie.
Il était quasiment arrivé chez lui quand il m'a invité à monter dans sa voiture et maintenant, il me dépose 20 kilomètres plus loin à Milk River, sur le parking d'une station essence à quelques bornes seulement de la frontière. Son geste généreux m'a sauvé d'une nuit difficile qui aurait drainé mes réserves physiques et morales. À présent, je peux me reposer et boire des cafés chaud pendant quelques heures.
À côté de la station essence, un motel accueille encore du monde. Je tente la réception et demande s'ils ont, ce soir, besoin d'aide. En cuisine, au ménage, qu'importe. En échange : quelques heures dans un lit ? La patronne me répond que l’équipe est complète mais qu'en revanche, le hall restera ouvert toute la nuit. Je jubile à l'idée de pouvoir dormir à l'intérieur, d'autant plus que la station essence n'est pas ouverte toute la nuit.
Il est 23h, la station essence vient de fermer, les employés du motel sont en train de partir et je me prépare à passer la nuit dans le hall. Avant de m'y diriger, j'inspecte les poubelles alentours et y trouve plus que nécessaire.
Le lendemain vers 6h30, je me dirige vers la station essence pour y prendre un café. Je regarde en même temps les prix des aliments et essaye de trouver la faille dans le système de marquage des prix pour m'en sortir à moindre coût. Mais les gérants de stations-service sont de terribles négociants et rien ne leur échappe. À chaque fois que je demande le prix d'un article non marqué à l’employé de la station, le code barre annonce un montant délirant, un montant de station essence. Au bout de 10 minutes à tourner dans les étals, le guichetier m'appelle et me donne un sandwich dont la date de péremption correspondant à la date d'aujourd'hui. Tous ces gestes de générosité franche me font me demander comment et pourquoi mon "compte karma" peut être créditeur à ce point. Au début de l'aventure, je me posais énormément de questions sur chaque étape. Aujourd'hui, mes expériences me font me lancer sur la route sans crainte, et je finis toujours par trouver des âmes solidaires et sensibles.
Mon enthousiasme va cependant être mis à rude épreuve durant cette matinée où je commence, à 7h, à demander aux personnes qui s'arrêtent à la station essence s'ils ne vont pas dans la direction de la frontière. Sans succès. Je décide alors de me mettre sur la route et de lever le pouce. Sans succès. Je fais alors des allers-retours entre la route et la station service. Sans succès. Au final, je décide de marcher le long de la route, en espérant que certains se diront comme Sue "lui, c'est pas un fainéant dis, aller, je le prends", mais sans succès. Je mets mes écouteurs, et j'entends Cabrel chanter :
Elle disait "J'ai déjà trop marché
Mon cœur est déjà trop lourd de secrets
Trop lourd de peines"
Elle disait "Je ne continue plus
Ce qui m'attend, je l'ai déjà vécu
C'est plus la peine"
À"il fait froid dans le fond de mon cœur", j'enlève mes écouteurs. Dans un champ au loin, j'entends des vaches meugler en groupe comme si l'une d'entre elles venait de mourir.
Je suis à la sortie de Milk River, Les espaces pour s'arrêter sont assez larges pour deux poids lourds pourtant, personne ne s'arrête. Ils doivent sûrement se dire que je veux traverser la frontière avec eux parce que je cache sur moi de la drogue dur par kilos. Pendant que je maudis l'entièreté de l'Alberta, je vois une voiture au loin mettre son clignotant. Elle s'arrête, et à bord, un homme me dit qu'il va à Shelby, Montana. Quand je lui demande s'il n'a pas peur de traverser la frontière avec un étranger, Vikas, indien arrivé au Canada il y a 8 ans, me dit qu'il s'en moque. Pour cette preuve de confiance, l'Office migratoire étasunien nous fera attendre pendant 2h. L'agent nous l'avouera même à la fin quand il dira à Vikas "t'aurais pu t'épargner l'attente si tu l'avais pas pris". Encore une fois, le compte karma, et Vikas sourit de toutes ses dents quand je lui dis qu'il est fou de m'avoir fait confiance.
On arrive à Shelby, il se dirige vers son hôtel, moi vers la station service, mon empire, mon palais, ma maison. Nouveau lieu, nouveau cosmos. Je rencontre d'abord Shareen, dans son camion. Immigrant indien, il m'offre une bière et me parle de la solitude des camionneurs. On finit par faire des maths à 22h, et je comprends enfin comment calculer une quatrième proportionnelle.
Aux abords de la station service, je rencontre Eddie, handyman. Quand je l’aborde, il change les sacs des poubelles de la station et me dit que quand il y a du vent, il laisse le sac se gonfler tout seul, ce qu'il lui donne l'air "so cool". "Faut bien trouver un moyen de rendre ça amusant" conclut-il.
Il m'accompagne dans une pièce à l'étage prévue pour les camionneurs et m'invite à y rester pour me reposer cette nuit. Dans un fauteuil qui s'allonge, je regarde "The Man With The Golden Arm" puis m'endors sur fond de musique country.
Shareen, Eddy, Vikas et tous les autres me soufflent le secret du voyage qui flotte et qui glisse : se faire des amis et demander de l'aide à ceux qui vivent ici.
Le lendemain, retour sur le parking de la station essence. Je demande aux camionneurs mais la plupart ne peuvent pas me prendre pour des questions d'assurances. Une caméra braquée sur la cabine empêche tout grugeage et des capteurs dans le siège passager se déclenche dès qu'une limite de poids est dépasser. Certains en rient "je peux emmener mon sac de sport ou mon chien avec moi, mais pas ma femme !". Satané monde d'assurances. Je continue néanmoins de demander. Il suffit que l'un veuille bien et je pourrais manger des centaines de kilomètres en une journée.
Près d'une des pompes, je recroise Dan, un routier que j'avais vu la veille. Je n'ai pas grand espoir qu'il me prenne, je veux juste discuter un peu par curiosité. Je lui demande ce qu'il charge, il me répond "des fertilisants jusqu'à Great Falls". Puis il ajoute "tu veux venir ?", et sans l'avoir cherché, je me retrouve dans son camion à parler de whiskey fait maison, de fusil d'assaut fait maison (le Montana fait parti des états les plus permissifs en matière d'armes a feu (il est possible pour les personnes majeures, par exemple, de se promener dans la rue avec une arme à feu sans avoir besoin de permis), de Trump, du gouvernement fédéral, de Lénine et de Mao, de vie "off grid" et de cultes. Une heure et demi plus tard, il me tend 60$ et me dit amicalement et en souriant de foutre le camp. Quand j'y repenserai, Dan sera la bouée qui me permettra de tenir face à la froideur de l'accueil de Great Falls.
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