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Ô Canada...

Est-ce partout pareil, est-ce partout la même ?
Ô Canada...
U.S. Canadian Border Between Montana and Alberta, from the series “Guggenheim Project: From Canada to Texas”, Terry Evans, 1996

Terre, tu nous as vu naître sur ta peau, nous étions si lents, silencieux, nos doigts pointaient vers le Nord. Nous avons marché sur ta peau, nous avons abattu ton bois, nous avons trouvé ton acier, puis nos doigts pointaient vers ton or. Mais ce n'était jamais assez, nous avons continué, nos doigts puis nos ongles sur ta peau nous avons serré. Nous avons marqué nos signes de clan sur ta peau, nous l'avons mordu, en avons arraché des bouts. Faux dieux, nous t'avons fait une nouvelle peau, froide et terne, pratique épiderme. À présent, nos doigts pointent vers le ciel, et ta peau pèle et s'écaille, mais nos yeux sont des perles de feu, nos bouches sont affamées et nos gorges sont assoiffées. Partout le monde a changé et change encore. Ou bien le commun accord, les épaules basses, les bras le long du corps, ou bien la suite fidèle aux valeurs qui nous ont fait pointer vers le Nord. Le monde a changé, il changera encore, changera encore, changera encore. Il grossira d'ambitions démagogues ou sonnera la révolte "pour une vie d'amour". Aider ceux qui aident encore ? Rester fidèle au vivre-mort ?

1, 2, 3 : choisis ton corps !

Oui, je sais, camarade Garfield, l'heure des choix fait toujours aussi peur !

Arrivée à Edmonton le 5 septembre. Après avoir été pris en stop par Mo, somalien réfugié au Canada après que son travail de journaliste lui ait quasiment coûté la vie en Arabie Saoudite (il m'avoue que, même si le Canada n'est pas le meilleur pays à ses yeux, il est content de n'avoir pas fini comme Jamal Khashoggi), je rejoins Clémence dans le centre-ville. Le plaisir et le bonheur de la retrouver sont quelque peu altérés par la froideur de la ville.

Ô Canada, grand pays, où est ton âme ? S'est-elle consumée dans tes immenses forêts brûlées, ou noyée dans les flots furieux de tes rivières prodigieuses, ou en morceaux dans la gueule d'un Ursidé ?

Après avoir passé quelques jours dans cette ville morne où tout le monde ne fait que travailler et acheter, nous décidons de nous diriger vers le Grand Nord, vers le sauvage, vers Whitehorse. Sac à dos bien serré, provisions classifiées, on lève le pouce en cœur vers la terre de Jack London. C'est parti pour 2000 km, ou 21h de voiture sans arrêt, une broutille pour ce pays de presque 10 millions de km² (environ de 18 fois la France métropolitaine). Premier objectif : sortir de la ville au plus vite et atteindre Grande Prairie à 5h d'ici.

Même s'ils sont plus au nord-est, les sables bitumineux et l'industrie pétrolière parsèment quasiment toutes nos conversations. Beaucoup de personnes qui nous prennent en stop sont employées de l'industrie, comme Jason, qui nous propose de monter avec lui jusqu'à Grande Prairie, et qui nous dit que le "Canada has so much oil it's not even funny anymore". Il ne s'étend pas trop sur les sables bitumeux, sables imbibés de bitume ou de pétrole brut dont la séparation (coûteuse économiquement et peu rentable) engendre une énorme quantité de déchets et diverses pollutions de l'air, de l'eau et des milieux.

Carte des sables bitumineux au Canada par NormanEinstein pour Wikipédia

Ô Canada qui creuse, déforme, fracture, extirpe, sépare, conditionne, charge et transporte les matières premières à un rythme effréné, calqué sur celui du monde entier, comme si tout ça était garanti illimité comme le Seven Up du KFC.

On a besoin de pétrole. On s'est construit en tant que civilisation moderne avec le pétrole. Nos routes, nos téléphones, nos vêtements, tout est du pétrole, le pétrole coule dans nos veines : nous sommes devenus du pétrole. Quel corps nous restera-t-il une fois que le pétrole ne sera plus là, une fois que le biberon sera terminé ?

Pendant que Jason, fan de country, passe d'une chanson à l'autre avec excitation pour faire découvrir aux deux touristes français l'entendue de son éclectisme, ces questions passent dans ma tête sans que je n'en saisisse aucune. Je préfère regarder par la fenêtre et sourire bêtement quand j'aperçois le panneau de la ville de Bezanson qu'on vient de dépasser.

Ô Canada, immense terre, qu'as-tu mis à la place des Tlingit ? Toutes ces écoles que tu as construites, toutes ces familles que tu as dépossédées, tout ça pour un lit disproportionné, un Costco bon marché, des puits qui pissent le pétrole et des routes vides pour user la gomme de tes GMC ?

Il est 21h et nous arrivons à Grande Prairie. Jason nous dépose sur le grand parking d'un Walmart, où le camping est autorisé par l'entreprise. Une larme de reconnaissance aurait pu couler sur ma joue mais il fait trop froid pour se déshydrater.

On décide d'aller s'installer près de conteneurs sur un côté du magasin, dans un endroit avec moins de lumière, pour pouvoir se reposer un peu. J'ai trop froid pour m'asseoir alors je vais faire un tour. Tout est calme, si calme.

A l'intérieur du Walmart, quelques employés font du ménage. Je vais faire un tour à l'arrière de l'énorme magasin pour trouver les poubelles, je ne vois que des caméras et des conteneurs, trop haut pour être atteints. Je reviens sur le grand parking et remarque un conteneur de don de vêtements, avec une caisse remplie de draps et de jeux pour enfants. Je continue plus loin et vais voir du côté des magasins en face. Au Canada, chaque magasin est entouré d'autres magasins, eux-mêmes cernés par d'autres magasins. Plus rapide qu'Alien, le rythme de reproduction de ces temples de la consommation vous rend perplexe sur les lieux qu'ils restent pour que les gens mangent et dorment. Peut-être les employés du Walmart que j'ai vus s'apprêtaient à y passer la nuit.

Ô Canada, nouvelle planète, de glace et de fer, plus aucun hiver ne te fait peur depuis que tu as tes chaussons et ton chauffage au gaz. Et si ça ne suffit pas, tu iras te cacher dans les Caraïbes.

Derrière un fast-food, je repère des poubelles dont les portes sont fermées. Comme en Martinique, les magasins préfèrent jeter et fermer les portes de leurs poubelles à triple tour plutôt que de donner, sûrement pour punir ceux qui ne consomment pas ou moins que la moyenne. Là, les portes sont fermées mais il n'y a pas de toit. On peut donc y grimper facilement. Après une fouille expéditive, je trouve des conserves d'ananas en tranches (loin d'être périmées), et quelques cacahuètes : ce sera le repas du soir. En revenant dans la direction de notre camp d'infortune, je remarque dans une poubelle un matelas. Combiné avec les draps que j'ai vus tout à l'heure, la nuit fraîche et sans repos en perspective vient d'accueillir une mise à jour d'importance.

Cette photo est totalement floue mais vous saisissez l'idée.

Ô Canada, si petit, où tout se ressemble, s'emmêle et s'ennuie, où toutes les routes sont droites, toutes les rues sont propres, où les voitures s'arrêtent à 30 mètres pour vous laisser passer, où l'on consomme pour s'occuper, où on dit autant merci que sorry.

Ça me fait tout drôle. Il y a encore quelques semaines, au Venezuela, quand je demandais à Alejandro s'il y avait des déchetteries ou des endroits où les gens jetaient leurs vieilles affaires, il riait en me disant "ici, c'est pas comme là-bas" et je comprenais qu'il voulait dire qu'ici, tout se vend ou se réutilise. J'en avais d'ailleurs eu la preuve avec Hitler et Jhondi quand, attendant au péage qu'une voiture veuille bien de nous, Hitler était allé échanger des caleçons emballés que Jhondi avait trouvés au bord de la route, contre un soda fraise et une arepa. Qu'ils seraient riches s'ils étaient ici, où 5 repas dorment chaque jour dans chaque poubelle. Ô Canada, idée inerte, enlève ce masque de sourires, ces gueules mignonnes, ces politesses exagérées et montre moi ton vrai visage. Montre moi tes ours que je frissonne, tes côtes que j'y sillonne, tes bois que je m'isole.

Perplexe le raven ?

Le lendemain, on commence tôt, vers 6h, à envoyer du pouce sur le bord de la route. C'est long, très long, et ce n'est qu'à 10h, après pause et motivation activée par la gentillesse de certains et certaines (un homme s'est arrêté en nous tendant un billet de 10$ "just to help out", une femme a proposé à Clem un couteau et de l'argent), qu'une voiture s'arrête finalement et on part avec Dave, un joyeux canadien la soixantaine passée, qui a l'air d'être au moins l'homme le plus heureux du monde (le second étant sûrement son fils, contaminé par son papounet). Il nous dépose vers Dawson Creek puis, grâce à Frank, on finit à Fort St John au début de la nuit. On décide de s'y reposer et de reprendre la route demain. Ça sera Wendy's, fast-food quelconque parmi la multitude que compte ce pays rouge et blanc, qui nous servira de QG, pendant quelques heures du moins. On mange puis Clem pique un somme pendant que je regarde Harris et Trump s'envoyer des talmouses.

Canada, qui es-tu ? Canada que veux-tu ? Canada, existes-tu ? Canada, Nouvelle-Zélande, Australie. Des millions de km2 pour la même vie, les mêmes hobbies, partout où le spectre de l'Occident s'est établi, Léviathan conquérant et souriant, partout où il embrassa le temps et la terre et les transforma en monolithe. Plus d'aspérités, ni de disparités, ni de différences : Anglo-Sapiens triumph, autres Homo gênent.

Vers 23h, la jeune femme nous dit gentiment avec son accent indien "we are closing, sorry", et on rassemble fissa nos affaires. Le froid gifle sans égard ce corps que j'avais réussi à reposer un peu. Retour à la réalité de la rue où il faut en permanence trouver "un autre endroit" parce qu'aucun n'est le nôtre. Les yeux me brûlent de fatigue. L'expérience et l'habitude me font dire que ça va passer, et malgré l'affaiblissement général, je reste concentré, notamment quand, en route vers un centre d'accueil de nuit qu'un local nous avait conseillé, on voit deux personnes titubant s'y diriger. La crise des opioïdes et la très haute capacité addictive du Fentanyl, drogue 100 fois plus puissante que la morphine qui a détruit des milliers de vies en Amérique du Nord depuis 3 décennies, me rendent sceptique, voire parano. Je propose à Clem qu'on fasse demi-tour, et qu'on rejoigne la station essence à la sortie de la ville. Une fois arrivés au "Petro-Canada", je demande à un employé s'il est possible de rester dans un couloir inutilisé, il me dit que oui et ajoute que pour nous, le café est gratuit.

J'aimerais remercier Petro-Canada pour son café et son carrelage, sans qui je ne serais pas là aujourd'hui.
"le Canada est l'un des seul pays qui a réussi à vivre sans identité". Marshall McLuhan

...parce les identités qui étaient présentes se sont faîtes gommer et absorber. Où sont les indigènes ? En prison, dans la rue, à la morgue ! La seule identité qu'il reste : la multiculturelle capitaliste, où les habitants de tout pays viennent ici faire de l'argent pour l'envoyer au pays. S'ils avaient le choix et s'ils pouvaient mieux gagner leur pain là-bas, seraient-ils venus ici, à Edmonton, à Grande Prairie ?

Et qu'ça brille !

Le lendemain, sur le parking de la station service, on se divise le travail. Clem lève le pouce sur la route en face, je reste sur le parking pour solliciter toute personne véhiculée. Au-dessus de nous, des oies sauvages volent en "V" vers le sud. "It's getting colder up there" me dit en souriant un routier, autrement dit "faut être un peu con pour aller à Whitehorse en cette saison".

"C'est quand qu'on arriveeeee ?"

Vers 9h, un homme s'arrête et nous propose de nous emmener à la dernière station essence avant Fort Nelson. La station n'est qu'à 15 minutes mais il pense que nos chances seront meilleures. On accepte et il fait de la place dans sa voiture, remplie de frisbee qu'il utilise pour faire du frisbee golf.

Frisbee 🥏 Golf ⛳. Source : 101 Creative Dates

Dès qu'il nous dépose, on aperçoit un camion arrêté, le plateau vide, et son chauffeur à l'extérieur. Alec part à Fort Nelson et accepte de nous emmener. Sur la route, on parle de l'importance de former une communauté solide, de jardinage et de coopération, de valeurs qui mènent une vie et, en prime, une ourse noire sur le bord de la route, avec ce qui paraît être ses deux petits, pointe le bout du museau dans notre direction. Court mais intense, la première fois que je vois un ours en liberté colle parfaitement avec le chemin qui s'annonce : beaucoup plus ouverte, la route n'est qu'un trait dans la forêt, une longue ligne sans parking, fast-food ni café. Ne serait-ce que pour ça, je préfère largement me peler le derrière dans le froid du Grand Nord, dans le froid du du silence blanc.

Canada, comme ta grande sœur l'Amérique, tu as suivi la "destinée manifeste", celle qui t'exhortait à civiliser, à éduquer, à sauver les âmes païennes. Qu'est-elle aujourd'hui ta destinée ?

American Progress" par John Gast peinte en 1872, allégorie de la "destinée manifeste".

Après plusieurs heures de route, Alec nous dépose enfin à Fort Nelson et nous propose de venir chez lui si nous sommes toujours là dans 3h quand il reviendra. Grâce à Kenny, et sans même demander, nous serons déjà loin en voiture 3h plus tard, sur la route de Whitehorse, direction Tagish, pour garder la maison de Brooke et de Riley qui partent, pendant une semaine et avec Harbour, leur fille de 18 mois, chasser le mouton et l'orignal.

Un loup gris, aussi croisé le long de la route vers Whitehorse.

Canada, je ne t'en veux pas. Toute la planète est malade, l'Occident a tout oxydé. Le sens est dynamité, le GPS n'indique plus que quelques lieux et pour tous, il faut payer. Mais toujours des irréductibles renouvellent l'horizon et le peignent de nouvelles couleurs pour que le gris jamais ne sèche.

Clique donc tu su l'image pour voir le site du copain photographe Antonin Charbouillot 😁

(Yeh) shugu tqit’a da. Les choses sont comme elles sont. — expression Tlingit récoltée dans le livre "The people and culture of the Tlingit" d'Erika Edward et Raymond Bial.

🦌? 🫎 ? 🎎 ?

https://youtu.be/wc6WZMXxVS0