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La Tejedora, Diego Rivera, 1936
La Tejedora, Diego Rivera, 1936

Le quai est bondé, comme chaque matin. Assis sur le même siège comme chaque matin, 1 revoit le même spectacle. Il y a ce môme roux, cartable bleu, écouteurs sans fil, long-board (avant, on disait skateboard, pense-t-il). Il y a cette femme en tailleur, lunettes rouges, qui scrute les annonces publicitaires pour de la nourriture en livraison. Il y a ce vieil homme, qui le regarde et lui sourit. Mais 1 ne sourit pas. Il ne peut pas, il pense, et quand il pense trop, il doit se lever pour marcher le long du quai. Il se met en route quand un homme le bouscule.

- Eh, oh, excusez-vous non ?

- Pourquoi donc ?

- Vous m’avez poussé.

- Non, je ne vous ai pas poussé.

- Si vous m’avez poussé et maintenant vous mentez.

- Je ne vous ai pas poussé, monsieur, j’ai essayé de me connecter.

- Quelles balivernes allez-vous encore inventer pour ne pas avouer votre faute ?

- Une faute monsieur ?

- Une faute, oui, car vous m’avez poussé et maintenant vous affabulez.

- Monsieur, laissez-moi, s’il vous plaît, vous expliquer le fond de mon idée. Mon intention était de me connecter à vous, comme je vous l’ai dit. Vous humain, vous compère, vous frère. Pour ce faire, j’ai dû vous toucher, car toucher, c’est la connexion la plus matérielle, la plus concrète, la plus évidente qui nous soit amené à comprendre. Toucher, ça se sent et ça se voit. J’ai voulu, ainsi, vous signifier que je voulais me connecter à vous, comme l'enfant qui, part le sein, se connecte à sa mère.

- Vous parlez comme si vous pouviez argumenter.

- Ça n’est pas mon idée.

- Quelle est alors, s'il-vous-plaît, votre idée monsieur ? Car il y a bientôt 5 minutes que vous en déblatérez des flâneries grosses comme la Chine sans qu’aucune ne m’aide à comprendre !

- Je vous aime, monsieur.

- À présent, vous me faites peur.

- Il faudrait éviter ce genre d’encombrements.

- Vous dîtes “connecter” ?

- Oui monsieur.

-D'où vient cette idée de toucher, dès lors ? Ne pouvez-vous pas connecter sans ces manières étranges ? Pousser les gens sur les quais, c'est une idée idiote.

-Je ne le peux ni ne le voudrais, monsieur.

1 se gratte la tête, perplexe, puis répond à 2 :

-Montrez-moi donc, sans bousculades inutiles, cette connexion dont vous m’avez l’air si fier. Cela fait bien longtemps que la nouveauté n’a saisi mon quotidien.

2 prend le poignet de 1 et le colle contre le sien. Les deux tremblent, la bouche ouverte, les yeux fermés. Quand ils ouvrent à nouveau, 3 se tient en face.

-Qui êtes-vous, vous ?

-Moi ? dit 3

-Oui, vous, qui d'autre ?

-Vous !

-Quoi ?

-Je suis vous, comme tous les autres. Ce qui nous lie n’aurait pas besoin d'être visible si nous écoutions.

-Écoutions quoi ?

-Vous, moi, lui, tout le monde.

-Seigneur Dieu qu’avons nous fait ? Je sors de chez moi pour acheter des oeufs et voilà que je tombe sur des éberlués de compétition. Monsieur, monsieur, figurez-vous que, dans cet apparent tissu sur lequel personne ne marche puisque nous le tissons tous, j’ai affaire, et affaire bien plus sérieuse que d'éternuer des zigotos sur les quais de métro. Bien la bonne route et ne me suivez pas !

1 part. 2 et 3 se prennent dans les bras. 4 apparaît, suivi d’une infinité d'autres.

Quand 1 rentre chez lui, il est seul, et un peu triste. En touchant son poignet, le souvenir de sa journée lui revient et il est un peu moins triste. Il se dit qu’il n’aurait pas dû partir aussi tôt, qu’il a eu peur, qu’il a préféré ce qu’il connaissait à ce qu’il aurait pu connaître. Il décide de retourner dans le métro, sur le même quai. Quand il y arrive, le quai est vide, vide, vide. Mais il ne le sent pas vide. Il sent autre chose. Il touche le siège sur lequel il s'était assis après qu’il ait décidé de quitter 2 et 3. Il s’assied de nouveau et ferme les yeux et, en fermant les yeux, les voit de nouveau, ou plutôt il les sent, il sent une chaleur tout autour de lui. Il sourit, réouvre les yeux et ils sont tous là. Le môme, la femme aux lunettes, le vieil homme. 2, 3, 4 ?